Affichage des articles dont le libellé est [EDITEUR] CHUTE LIBRE. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est [EDITEUR] CHUTE LIBRE. Afficher tous les articles

MONTÉ COMME PAS UN...

GARE À LA BÊTE, PHILIP JOSÉ FARMER
ÉDITIONS CHAMP LIBRE / CHUTE LIBRE # 5, 1975

Quel rapport entre Harald Childe, ex-détective privé, et Forrest J Ackerman, grand papa de Vampirella ?
Le premier a réchappé de peu au volume initial de la trilogie des Exorcismes (cf. Comme Une Bête, Chute Libre # 3, 1974) mais reste obnubilé par les créatures qui le peuplait. Il cherche des explications, fout les pieds là où il ne le faut pas et porte en son nom la solution aux deux inconnues d'une équation.
Le second, collectionneur suprême et manitou incontesté du fandom S-F ricain, vient de se faire dérober une pièce unique, une peinture signée Bram Stoker représentant Dracula - Graal absolu pour ce dingue de fantastique - et va tenter par tous les moyens de la récupérer.
"Tel Buck Rogers sur la piste des voleurs de chevaux, FJA n'aurait pas de cesse que la justice n'ait triomphé !"
En guise de décors, un Los Angeles by night et sous la pluie qui abrite dans de cossues villas d'étranges bestioles aux mœurs sexuelles importées d'un autre monde.
Childe assiste en voyeur à un coït surnaturel avant d'en devenir la victime, Ackerman poursuit inlassablement son précieux tableau et Farmer mélange, emmielle et embrouille tous les carburants d'une litterature pulp vendue au kilo : polar de private investigator, fantastique à poils et à crocs, science-fiction galactique et surtout, surtout, érotisme grotesque et farfelu.
Par exemple, une pine verruqueuse qui ne bande jamais mais balance des orgasmes électriques, un corps qui se fragmente comme un puzzle et dont chaque partie - con, utérus, bouche, poumons, etc. - reste indépendante des autres en se mouvant sur de multiples petites pattes ou encore, véritable star du bouquin, une Jeanne D'Arc réincarnée en extraterrestre et qui cache dans son vagin la tête miniaturisée de son acolyte Gilles de Rais.
"On se croirait en pleine science fiction, tu ne trouves pas ?"
Ackerman, qui ne goutait guère à la S.F. nouvelle vague, devait tirer une sacrée tronche à la lecture de cette farce dont il est le protagoniste malgré lui, faire-valoir kidnappé à la réalité. On est loin des classiques de ses chouchous Heinlein, Asimov et Van Vogt.
Normal, c'est du Farmer.
Et faire cohabiter conventions et déviances, c'est son affaire, à Farmer - surtout en cette période (fin 60, début 70) qui le vit multiplier provocations monstres et grands écarts improbables - je pense, entre autre, à cette nouvelle parue dans le numéro 2 d'Univers (J'ai Lu, 1975) et qui conviait les deux Burroughs en réécrivant l’œuvre Tarzanesque d'Edgar Rice selon le style machine-mollesque de William Seward.
Ici, Tarzan fait une courte apparition (" Tarzan ? Foutredieu ! Oh, après tout, pourquoi pas ? Les bananes, les grosses queues, etc. Il va de soi que le Seigneur de la Jungle se doit d'être monté comme pas un.") et l'humour infiltre les paragraphes sous un camouflage badin (à la manière de cet extraterrestre qui, page 184 " avait jadis semé la terreur dans l'Allemagne médiévale par ses exploits de Loup-Garou. Au cours des vingt dernières années, il avait travaillé au service des impôts de Los Angeles.") mais la prose reste sage, très sage... trop sage ?
Pas vraiment. 
Gare à la Bête n'a rien d'un récit d'avant-garde. C'est un feuilleton un peu bancal qui se découvre une masse de pulsions torrides dans le moteur et les assouvit en suivant sa propre mécanique science-fictive, aboutissant à cette logique lubrique, ces partouzes rituelles indispensables aux transports spacio-dimentionnels, lointain écho de l'Orgone cosmique cher à William Reich.
Au final, ne reste qu'un étonnant défouloir d'idée et d'images qui, loin de sa réputation sulfureuse désormais bien éventée, brasse structures alimentaires et ambitions artistiques jusqu'à effacer partiellement leurs frontières respective et enfanter ce drôle de gadget littéraire, vestige d'un temps où tout était possible sans qu'il soit question d'une quelconque nécessite ou qualité.

Ci-dessus : Forrest J Ackerman - "il se voyait parfois comme un Léviathan de la grande mer de la S.F., ou une sorte de Hollandais Volant des routes de l'espace" - Gare à la Bête, page 106.

"Je possède [...] environ 100.000 livres, magazines sur la S.F. et le Fantastique. Dans ma maison, j'ai 13 pièces et 3 garages entièrement remplis de livres. Je possède également 30.000 photos, des illustrations originales et des documents uniques." - Horizon du Fantastique # 13, 1970.

LE DÉJEUNER DANS LES RUINES

LA DÉFONCE GLOGAUER, MICHAEL MOORCOCK
CHAMP LIBRE / CHUTE LIBRE # 9, 1975

A la fin de son (excellent) roman Voici L'Homme, Michael Moorcock avait laissé Karl Glogauer en fâcheuse posture.
A vrai dire, son héros, je le pensais mort - et il devait surement l'être, suspendu crucifié aux cotés de deux voleurs après avoir demandé à Judas de le dénoncer aux soldats romains.
("J'ai rarement vu une histoire s'effondrer lamentablement sur des prémices aussi prometteurs" écrivait Jacques Sadoul, qui n'en était plus à une connerie près dans son Histoire de la Science-Fiction Moderne)
Pourtant, trois ou quatre années plus tard, voici revenir Karl Glogauer - Glogauer le raté, Glogauer le juif pénitent, Glogauer le "jeune homme vaguement miteux, en veste de tweed défraichie et pantalon de flanelle froissé."
Il déjeune à Londres. L'année est 1971. Il rencontre un grand noir, passe la nuit avec lui, à faire l'amour, tout en divaguant au fil du temps tel un Billy Pelerin new wave.

Karl Glogauer baise et Karl Glogauer, en simultané, grandi dans des époques passées. De 7 ans à 51 ans. De 1871 à 1991. Il assiste à la Commune, monte dans le train de Makhno, aide des soviétiques à Londres, tue des Vietnamiens, lance des grenades sur des palestiniens. 19 tranches de vie, 17 fragments guerriers, barbares, belliqueux, revanchards. Le dernier est science-fictif. Karl Glogauer à la fin des temps. Ou plutôt la fin d'un siècle de violences et de haines.
"Il regarda les ruines comme s'il les avaient connues toute sa vie, des ruines qui, comme lui, sont éternelles."
Chaque fragment est introduit par une longue citation historique, interfère avec une scène de coït et se voit conclu par un dilemme posé au lecteur, un "Que Feriez-Vous ?" volontairement absurde et dérangeant.
L'amateur de formes classiques trouvera l'assemblement passablement vain. "C'est là votre plus grande faiblesse, si je puis donner mon avis. Vous êtes des poètes ratés. La politique est le pire choix, pour des gens comme vous," déclare un personnage, page 85. Jacques Sadoul, qui détestait positivement Moorcock et toutes les formes expérimentales, la S-F politique, la S-F éclatée, aurait pu tenir le même discours.
("Après tout, il existe des publications spécialisées pour l'avant-garde littéraire et des hebdos pour les tracts politiques, la S-F n'avait vraiment pas grand chose à voir avec tout cela," écrivait-il dans Univers 1981)
Par contre, l'amateur de cul-de-sacs narratifs et de défonce littéraire, l'amateur du grand kaleidoscope qui fonce et qui remue, droit dans le mur ou droit dans le crane, cet amateur là (et je me compte parmi ce nombre) appréciera pleinement ce roman cruel - moins fort en gueule (moins efficace aussi) que Voici L'Homme mais possiblement plus émouvant, plus touchant, bref, plus sensible.
Car La Défonce Glogauer, c'est d'abord l'histoire d'un homme-adolescent qui grandi, souffre et, au final, s'assume.
C'est ensuite le miroir subjectif d'un siècle qui sombre dans le chaos.
C'est enfin
l'exemple (mineur mais probant) d'une littérature qui essaye des choses pour le seul plaisir d'essayer des choses et d'en bousculer la routine.

La Défonce Glogauer, c'est donc le Moorcock que j'aime, le Moorcock terminal, celui qui jouait sans jalousie avec Jerry Cornelius, délirait sous acides et qui, l'année dernière (de quelle année ?), succomba d'un cancer du poumon.
Il avait 31 ans et après cela, il écrivit des choses, à mon avis, un petit peu moins percutantes.

RETOURNEMENT x 7

VICE VERSA, SAMUEL DELANY
CHAMP LIBRE / CHUTE LIBRE, 1975 (1973)

Dans les années 60, en plein boum spéculative et new thing, Samuel Delany faisait figure d'auteur prodigue - l'égal de Spinrad, Farmer et Ballard, possiblement les trois en un. Quelques romans de S-F visionnaire et voila un type bardé de critiques dithyrambiques, de prix prestigieux et qu'Harlan Ellison destine (in Dangereuses Visions, introduction à Ouais et Gomorrhe...) "à devenir un des vraiment grands auteurs produits par la spéculative-fiction. Une espèce d'écrivain qui passera par d'autre genre et deviendra pour la littérature d'une importance delanyforme, comme Bradbury ou Vonnegut ou Sturgeon."
Et effectivement, 1973 sonnant, Delany passa à un autre genre.
La pornographie,
à
sa manière.
Et son statut au sein de la communauté S-F, son appellation certifié "génie du siècle", tout ça prit un sacré coup dans l'aile.
L'époque permettait pourtant pas mal de délires, comme forniquer avec des bêtes spatiales ou dans des voitures accidentées. La Bourrée Pastorale avait déjà 13 années derrière elle et Crash venait tout juste de sortir.

Mais Vice Versa boxe dans une catégorie différente, résolument "autre".

Vice Versa n'est pas un roman de S-F abordant des thèmes sexuels. (Tout juste si il en a la couleur.) Vice Versa est un sale bouquin de cul. Un truc rempli à ras bord d'actes homosexuels, pédophiles et abjects. Le dernier point est purement objectif : Ça se pisse dessus, ça s'insulte racialement et ça baise, stylistiquement parlant, de façon plutôt déstructuré.
Les descriptions d'actes sexuels sont de longues series de 10-20 pages en patchworks littéraires, explosions poétiques, images étranges et couleurs saturées, un peu comme une bande de Nicolas Devil retranscrite en ascii. Ou un bouquin de Dennis Cooper, vingt ans plus tôt. Ou encore un cut-up bien remonté.
Je disais : Delany fait de la pornographie à sa manière. De la pornographie new thing, avec toutes les divagations, les artifices extravagants et les brisures narratives que cela peut comporter.
Comme proposer, entre deux dépassements des limites de la bienséance sexuelle, une histoire prétexte à la relecture de Faust.
"Dans un geyser de boue noire, une brutale éruption d'écume blanche.
(Eruption...)
et il s'est enfoncé : poussée, goutte, pousse, pousse, goute."
Vice Versa débute donc par une partie de jambe-en-l'air abstraite. Le Capitaine noir du Scorpion, un navire pas très marchand, s'ébat avec ses deux très jeunes mousses blanc - Gunner, le garçon, et Kirsten, la fille. Son chien batard Niger y participe aussi un peu en léchant quelques testicules. Et le Capitaine éjacule 6 fois de suites. Puis met pied à terre, à Cugarsville, son escale le temps d'un roman.
Il rencontre alors Jonathan Proctor, l'artiste, la figure Faustienne, et ce dernier lui apprend que sa septième éjaculation marquera une nouvelle ère de chaos sur la terre. Proctor évoque aussi Catherine, son ancienne amante qu'ils chatiront ensemble dans l'orgie finale.
Et pendant tout ce temps, divers personnages font diverses choses avec leurs organes respectifs ("Ohhhh, ouais ! Fous-la, salaud ! ouais, vas-y enfoiré de nègre ! Ouais, rentre là.")
à de très nombreuses reprises...
Disons qu'ils apprennent à mieux se connaitre :

"Tu aime la pisse, mon gars ? Nazi m'a dit que tu aimais boire la pisse d'un type. Tu sais ce qui me plait : quand je suis tout près de décharger, comme mettons dans un petit môme qui est en train de me sucer, je me mets à pisser. C'est exactement comme jouir, à part que ça dure une minute entière, tu saisis ?"
Et on saisit beaucoup de chose. Car Vice Versa n'est pas qu'un bouquin de cul, ce serait trop simple. Vice Versa est l'amalgame de trois processus, qui se répondent et se confondent.
C'est un roman halluciné signé Delany.
C'est un défouloir sexuel déviant, vulgaire et Delanyien.
C'est une réflexion sur l'Ecriture par Delany.
L'ensemble (l'inter-textualité des trois éléments) est parfois maladroit dans ses astuces mais, par son inconvenance et ses idées, Vice Versa se montre constamment fascinant.

"C'est un livre magique. Les mots veulent dire des choses. Quand on les met ensemble, ils parlent. Oui, parfois ils se nivellent et rien de ce qu'ils disent n'est réel, et c'est une sorte de magie. Mais parfois une vision en jaillira, grincera et fera sonner ses ailes fort comme la mâchure de sueur sur le papier sous votre pouce. Et c'est une autre sorte. Je crois que les deux ont quelque chose à voir l'une avec l'autre et avec l'attention mais je ne sais pas."