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HORS CADRE


COMA, FRÉDÉRIC DARD FLEUVE NOIR SPÉCIAL-POLICE # 185, 1959.
Une chute de train, en gare d'Hambourg, pour épater une jolie fille, et Jean Lecoeur, scénariste pour le cinéma (" moi qui était venu à Hambourg pour inventer une aventure ! "), les deux jambes désormais cassées, se voit recueilli dans cette ville inconnue par une famille aussi étrange que terre à terre, aussi fantomatique que bien réelle.
Comme toujours chez Frédéric Dard, il y a la fortuité d'une rencontre qui entraine le héros dans les profondeurs d'une âme.
Et l'intrigue, qui opère comme une réminiscence des demoiselles de C'est Toi Le Venin, d'avancer ses cartes en la personne de deux sœurs allemandes : d'abord Gertrud - à la beauté "si absolue, si évidente" - et ensuite Minna, la triste jumelle au visage brisé lors des bombardements de 1945.

"Minna, avec sa pauvre tête démolie et son cœur ravagé." Un œil plus bas que l'autre, une cicatrice barrant sa face, "elle évoquait un portrait de Picasso."
Et Jean Lecoeur, les jambes coulées dans le plâtre, prisonnier volontaire d'une chambre aux murs recouvert de portraits de famille, Jean Lecoeur a alors l'impression d'être passé de l'autre côté du miroir.

"Vous comprenez, cela me fait un peu comme si une force surnaturelle me permettait de vivre dans un tableau."
Fidèle à ses habitudes d'auteur obsessionnel et désespéré, Dard échafaude une lente montée d'angoisse en huis clos.
Et lorsque l'huis s'ouvre enfin, c'est pour laisser entrer en son sein les courants entremêlés d'un fantastique feutré et d'une mélancolie d'aube blafarde.

Le dernier tiers rappelle d'ailleurs les hallucinations cauchemardesque du narrateur de Ma Sale Peau Blanche et l'errance hivernale de celui du Monte-Charge - entre autres romans noirs de Dard - et si la dernière page dissipe les filets de brumes qui subsistaient dans la conscience du narrateur, le sort, lui, avait déjà planté ses griffes dans l'esprit du lecteur.

"- Une fois que vous avez franchi le cadre, ça n'est plus un tableau, a-t-elle répondu. C'est l'univers que vous avez quitté qui en devient un, car un cadre, ce n'est que la frontière d'une perspective..."

LE JUDOKA CRISPÉ

LE JUDOKA ET LES SABRAS, ERNIE CLERK
FLEUVE NOIR ESPIONNAGE # 873, 1971

Le méchant de cet épisode, c'est un vrai de vrai, un vrai méchant. Il se nomme le Chacal et "il sait que le ciel est avec lui, contre ces femelles de français."
Le héros, lui, c'est un homme, un vrai de vrai, un vrai français. Marc Saint-Clair, dit le Judoka. "Un physique de jeune premier de western" et des aptitudes martiales hors du commun.
Oui, le Judoka, ce n'est pas Monsieur tout le monde, car...
"...tout le monde n'est pas champion toute catégorie de judo et ne passe pas sept à huit heures par jour à s'entrainer dans ce qu'il y a de plus viril et de plus dangereux en matière de sport."
6eme Dan de judo et free-lance de l'espionnage international, Marc Saint-Clair possède en outre un super bateau baptisée "Le Katana," porte avec classe et distinction ses "quatre-vingt treize kilos de muscles surentrainés" et sort avec un poulette de luxe prénommée Nathalie, un peu cruche sur les bords mais pas bêcheuse pour un sou.
Comme elle l'avoue elle-même en page 85 : "J'ai un fond d'Orientale en moi [...] j'adore être soumise à la volonté d'un homme, pour peu qu'il en vaille la peine, comme Marc."

Brave fille.
L'auteur, de son côté, semble être comme envouté, comme pénétré jusqu'au plus profond de son moi par la puissance ultra-signifiante que son héros dégage dès qu'il entre en scène. Le Judoka et les Sabras, dix-huitième et dernière aventure de Marc Saint-Clair, sonne comme une déclaration d'amour au Judoka, ce mec, ce gonze, cet homme, ce dieu.
"À cette époque de tignasses crasseuses et de laisser-aller, il donnait une impression de netteté raffinée. À cette époque de cas de conscience, de compliqués, il semblait un roc sur lequel les complications n'avaient plus qu'à glisser."
Bien entendu, pour justifier les émoluments enamourés que lui déverse à longueur de pages Ernie Clerk, le Judoka s'active, se démène, se défonce sans regarder à la dépense.
Il a la transpiration généreuse et l'on n'ira surement pas raconter que ses doigts de pieds se roulent des pouces sur la chaise longue du délassement.

Je récapitule : au cours des 230 pages de cette ultime mission, Marc Saint-Clair repêche en pleine mer un faux pilote juif, emballe une journaliste lubrique amatrice de sensations dures, casse des bras dans un rade à Arcans Nord'Af', fait une démonstration de judo dans un dojo de Marseille, s'entraine au tir rapide à coup de 38 spécial, drague une espionne du Mossad amatrice de parties fines, visite Israël en touriste VIP et dézingue à Beyrouth l'assassin de Ben Barka.
Le bouquin est copieusement rempli mais pas exactement de la tambouille attendue. Le Chacal, ce vrai méchant super méchant ? Il passe à la trappe dès le second chapitre. On espère le voir repointer du tarin dans un final retentissant et l'on en est pour ses frais.
Le Judoka Et Les Sabras est un bouquin d'action privé de direction, privé d'enjeux. Marc Saint-Clair étale ses biscotos comme un Atlas de province avec, à ses côtés, un Ernie Clerk transformé pour l'occasion en monsieur Loyal et qui, entre deux crises de flagornite aigüe pour son surhomme, se répandrait en commentaires socio-politiques sur le monde moderne et ses travers.
Un petit exemple ?
Eh bien, selon Ernie, si le système éducatif occidental est défaillant, c'est...

"...la faute aux hommes, ou tout au moins à ceux que l'on appelle encore, improprement, des hommes : ceux qui se promènent chevelure mise en plis et permanentée, ceux qui moulent leurs fesses dans des pantalons de tapisserie, ceux qui vont faire leurs cours l'échine basse, la concession à la bouche et l'angoisse aux tripes, prêts à toutes les insultes, à toutes les humiliations avant même de franchir la porte de leurs amphithéâtres. Évolution des temps ? Non, plutôt recommencement. Une consolation : la décadence n'est jamais définitive, il y a toujours des centurions pour relever le défi."
C'est drôle comme un bon morceau de Sardou (je pense à J'accuse, cet impérissable tube de death-disco) mais, à la longue, ça lasse.
Et c'est cela, le gros problème du Judoka. Dans le genre, ça pourrait être absolument génial et génialement parfait si l'auteur et son héros ne nous paraissaient pas si tendus, si crispés, si raides dans leurs frusques de papier.
C'est ça, le truc.
On aimerait bien, juste l'espace de quelques instants, qu'ils arrêtent de rouler des mécaniques.
Qu'ils relâchent la pression.
Qu'ils prennent le temps de s'abonner à Hara-Kiri, de se décapsuler une petite bière, de placer un morceau de rock planant sur la platine et d'aller faire un tour aux waters, avec une revue d'humour sexy pouet-pouet sous le bras.

Simplement histoire de se vidanger la mécanique interne des méninges.
Car ça n'a jamais fait de mal à personne.
Et puis,
...avouons.
Y a pas que le judo, dans la vie.

RAPIDO-FOKKER # 1 : FLEUVE NOIR ESPIONNAGE

LE RAPIDO-FOKKER,
C'EST LE MÜLLER-FOKKER EN MODE EXPRESS.


Car j'ai plusieurs piles de bouquins qui attendent que je dégoise à leur sujet et qu'étant du genre flemmard, un poil dans la pince et tout le tralala, ça prend son temps.
Autant dire que, si je ne veux pas me retrouver enseveli sous des tonnes de vieux papier à la premier secousse sismique, faudrait peut être que j'y foute un coup.
D'où l'intérêt de rapido-fokkiser ma prose.

Vite vite vite et à toute berzouille.
Pas de fioritures et pas de jolies phrases, je chie de l'azerty et c'est marre.

Donc, au programme aujourd'hui, trois romans Fleuve Noir en collection Espionnage.
Et c'est parti !

Le premier, c'est TTX-75 CONTRE DOCTEUR FU, signé Richard Caron (Fleuve Noir Esp. # 803, 1970) - un titre extra mais pas de chance, le bouquin ne racontera jamais ce que l'on attendait de lui.
Un virus spatial ? Un savant fou chinois ? De l'action façon Lyle Kenyon Engel ? Du mystère à la Sax Rohmer ? Je tablais là dessus et je fus déçu.
Tout juste récoltais-je, de ci de là, quelques goutes homéopathiques afin de rassasier la guenon sur mon épaule qui hurle à plus de louftingue dans sa littérature populaire.

Bref, c'est du tout venant, voire même du un peu rapiat aux entournures.
Pas de cinémascope, juste une petite production fauché qui jamais ne se donne les moyens de dépasser sa triste condition.

Ainsi, dans TTX-75 Contre Docteur Fu, Jasper Wood, dit TTX-75 (en page 22, il nous explique l'origine de son blase d'espion : "Dans le domaine local de l'immatriculation des autos, 75 signifie Paris et TT : transit temporaire. Un agent est toujours en transit entre deux missions et entre la vie et la mort...") Jasper Wood, disais-je, est chargé de body-guarder une jeune et jolie bactériologiste américaine de passage à Paname.
Toute cette affaire-là dure un sacré bout de temps (bâillement) et, histoire d'occuper son lectorat à peu de frais, l'auteur enchaine rebondissement idiot sur rebondissement idiot, s'improvisant ainsi agent de circulation en pleine heure de pointe du rebondissement idiot.

Accordons lui cela : le trafic reste fluide. Aucun encombrement, excepté lorsqu'il s'essaye à quelques pointes d'un humour aussi plat que transparent.
À part ça, RAS.
TTX enquête comme un automate, déniche quelques maigres indices puis démêle toute l'intrigue sans même lever le petit doigt.

Une bien belle leçon de remplissage...

Même constat pour SAFARI POUR UN JUDOKA (Fleuve Noir Esp. # 799, 1970), pénultième aventure du héros emblématique de Ernie Clerk : Marc Saint-Clair, dit le Judoka.
Mais primo, résumons.
À Paris, un Chinois tendance Rouge Pekin passe à l'ouest. Dans ses bagages, se trouvent des documents ultra-secrets : LE PLAN DE POURRISSEMENT DE LA FRANCE !
"[un] plan dont les bases ont été établies entre 1964 et 1968 et qui s'inscrit dans l'optique de la nouvelle Quatrième Internationale décidée par Mao."
Pendant ce temps, Marc Saint-Clair, notre héros, membre de l'Organisation de Contre-Subversion (organisation regroupant uniquement des réac's amateurs d'arts martiaux), Marc Saint-Clair chasse le buffle en Afrique.
Récit d'agent secret en vacances, donc. Agent secret qui, comme de bien entendu, se verra rattraper par ses obligations contractuelles à plein temps : combattre les mécréants qui veulent ruiner l'occident.
Formule aussi classique que solide mais ici, pas de chance (bis repetita) la sauce ne prend pas. L'intrigue est poussive et sa résolution trop expéditive. Ernie Clerk tire à la ligne sans trop savoir où il va.

Reste néanmoins le nœud du bouquin, cette chasse à l'homme dans la brousse, trop courte mais rondement menée.
Reste aussi, pages 180, cette envolée lyrique de l'auteur, à la manière d'un Michel Sardou de la litterature de gare
("En 1970, il y a encore des hommes qui croient en autre chose qu'à la drogue, à la crasse, aux baisse-culotte intellectuels, aux je-prefere-un-ennemi-à-un-frère-fort, au masochisme, au week-end-de-sept-jours et au je-ne-veux-pas-savoir-ce-qui-va-se-passer.")
Reste enfin le fait que ce Safari Pour Judoka se lit sans déplaisir aucun. ses formulations sont simples, ses ambitions modestes.
Ce n'est ni plus ni moins qu'un petit roman d'aventure, aussi vite lu qu'il fut pondu, aussi vite oublié qu'il fut torché.


Un petit dernier pour la route. C'est FACE D'ANGE CHASSE LE TRÉSOR, écrit par l'infatigable Adam Saint-Moore (Fleuve Noir Esp. # 678, 1968) et, attention, avis aux amateurs (j'en suis), il s'agit là d'une histoire tournant autours de ce fameux mythe qu'est le trésor des nazis.
Ici, Face d'Ange et son compère, le brave Gunther, traquent d'anciens SS qui se le sont foutu dans la fouille, le magot des nazebroques. S'y trouve pèle mêle le spectre de Charlemagne, des pièces d'or numismatiquement ultra-collectors, des bijoux datant du Saint Empire Germanique et diverses autres babioles serties de baths rubis et de vaches émeraudes.
Le roman, lui, n'est pas un pur joyaux. Tu t'en doutais. N'empêches que (ne crachons pas la soupe comme des malpropres) Face D'Ange Chasse Le Trésor est une pierre suffisamment polie pour effectuer quelques jolis ricochets sur la mare de ses 250 pages.
Et si l'ensemble manque cruellement d'action, il fait par contre preuve d'une certaine acuité dans son propos.
En témoigne cette diatribe, page 133, d'un ex-nazi reconverti au confort de la vie moderne (et je conclurai là dessus) :
" Tout ce que nous voulons, c'est vivre intelligemment, c'est-à-dire avec le plus d'argent possible, sous le meilleur climat possible, en compagnie des plus belles filles possibles, entourés des plus beaux objets d'art possibles. C'est ça, notre règle de vie. Nous, nous sommes les enfants du monde nouveau, professeur ! Les fils de la grande et belle civilisation des loisirs et de la consommation ! Nous sommes les Civilisés qui viennent après les Barbares ! "

PERRY LE FANTASTIQUE # 5

Petit pot-pourri des 20 premières pages du numéro # 5 de Perry Le Fantastique, une publication de bédé ésse-hèfe "tout en couleur" ("tout en couleur bleue" serait plus exact) et datée de 1976.
Perry Le Fantastique, c'est bien entendu Perry Rhodan, célèbre héros de la litt' pop' allemande, ici dessiné par un artiste italien - WikiPF nous apprend qu'il s'agit de Giorgio Cambiotti, le créateur de Jacula.
C'est donc tout beau tout plein, avec des mises en page quasi-psychés, des effets flashy et une héroïne à la tenue d'exploration spatiale largement échancrée.
Néanmoins, l'ensemble semble (tiens, y'a d'l'écho !) comme charcuté par l'éditeur Français (éditions Jeunesse et Vacances) - comme bien souvent, des adaptateurs manchots donnent l'impression d'être passés par là pour rogner des cases, retracer des bulles et redessiner certains passages.

Quelle connerie !



Quant à Perry Rhodan, la série de bouquin, je n'en avais jusqu'alors jamais lu.
J'ai donc rattrapé cette lacune en m'attaquant au premier volume de ses aventures, Opération Astrée (Fleuve Noir Anticipation HS, 1966) - Perry et ses potes partent explorer la lune, y rencontrent des Arkonides, une super-race extraterrestre malheureusement sur le déclin (because ils sont tous accros au Phantasmatographe, la téloche du futur). Tout ça dure bien bon 180 pages, ça cause, ça cause, (bâillement) puis nos héros reviennent sur terre fonder "la Troisième Force" afin d'empêcher une guerre atomique et d'aider leurs nouveaux amis de l'espace à restaurer la splendeur passé de leur empire des étoiles.

Nouveau bâillement.
Bref, tu l'as compris, et désolé pour les fans, mais cette Opération Astrée ne m'a pas du tout captivé. C'était mollement raconté, sans grande tension, sans beaucoup d'action non plus... mais j'ose imaginer que tout cela s'améliore dans les épisodes suivants...
...non ?

SPÉCIAL SPÉCIAL-POLICE : DUO DE LUXE

À LA VIE À LA MORT, ZEP CASSINI
FLEUVE NOIR / SPÉCIAL-POLICE # 171, 1958

Troisième roman d'Ange Bastiani au Fleuve Noir, deuxième en Spécial Police et dernier sous le pseudonyme de Zep Cassini, À La Vie À La Mort conte l'errance frelaté, meurtrière et nocturne de deux militaires en permission dans une ville qui jamais ne se verra nommer mais en laquelle on reconnait Toulon, sa rade et ses putes.

Il y a P'tit Louis, le bon gars, et Lucien, le mauvais bougre, une brute qui souffre du palu et de la dingue, sale résurgence d'Indochine.
Grandement inquiétant avec son surin et ses attitudes de lunatique en sueur, il hante les pages du bouquin tel un spectre livide avant de très vite se métamorphoser en fou homicidaire.

L'action se déroule principalement en huis-clos.
Permission pour un massacre, ou la dernière baraque sur la gauche. Les deux hommes tournent en rond, boivent à s'en rendre malade, le regard fiévreux, la mine hagarde. Même la fuite en plein air leur semble être une nouvelle claustration. Aucune porte de sortie, aucune échappatoire.

Ange, comme de bien entendu, se montre magnifique du début à la fin. Il renouvelle son répertoire (maquereaux et cueilleuses d'asperges n'y font que de la figuration), tire parfois à la ligne (le marathon 220 pages Fleuve Noir, forcement) mais se récupère constamment sur des passages aussi âpres que surprenants.
Surtout, c'est son écriture qui enlève le tout, en captant à merveille cette débauche dans la détresse, la haine, l'accablement.

Deux individus livrés à eux mêmes, une compagne dévoyée, des truands à leurs basques, un amour qui tourne comme le lait frais et un final étouffant dans une villa isolée sur la plage.

Il y avait, dans ce roman, matière à exécuter un grand, un très grand film désespéré, façon adaptation de Frédéric Dard par Robert Hossein. Pourquoi pas une co-production Italienne. Giuliano Gemma dans le rôle de P'tit Louis et quelqu'un d'aussi patibulaire qu'effrayant dans celui de Lucien. Trouves l'acteur toi-même. On remontera le temps, on finalisera la chose ensemble. Cinquante ans plus tard, les critiques s'accorderont à dire que ce fut là une œuvre fondatrice pour tout un genre. Malheureusement, elle n'existe pas.
Reste le bouquin.
Je m'accorde avec moi-même pour t'affirmer qu'il est magistral.


L'ÉTERNITÉ POUR NOUS, G.J. ARNAUD
FLEUVE NOIR / SPÉCIAL-POLICE # 234, 1960

Quatrième roman de G.J. Arnaud au Fleuve Noir, deuxième en Spécial-Police, L'Éternité Pour Nous reste un texte phare dans la monstrueuse bibliographie de son auteur.
Imperceptible bien que décisive, la mutation s'y affirme. Arnaud quitte les mornes territoires Simenonesques pour s'aventurer dans des friches populaires propices à l'érection de châteaux vénéneux.

Ce n'est pas encore du proto-Brussolo mais c'est déjà du grand Arnaud. Ce n'est pas encore cette société moderne qui façonne les individus en compressant les âmes mais c'est déjà cette maison aussi hanté que souhaité et dont les murs sont comme des toiles d'araignées, emprisonnant à jamais les êtres, les condamnant à la marginalité et au meurtre, à la folie et au drame.

Surtout, dans L'Éternité Pour Nous, c'est l'érotisme et le social qui prennent le pas sur le criminel et ses intrigues.

L'érotisme, c'est la présence de ces deux femmes qui se disputent le héros - une combinaison classique chez Arnaud. Il y a Brigitte la strip-teaseuse et Agathe, la froide Agathe, calculatrice mais sensuelle, qui se coule entre les jambes de Jean-Marc pour lui déclamer une passion brulante.

Le social, c'est ce couple d'artistes, Jean-Marc et Brigitte, qui, exactement comme Madame Mallet 19 ans plus tard dans un autre bouquin de G.J. Arnaud, souhaite passer noël au chaud.
Ne plus se sustenter de sucre et de farine les jours de disette, ne plus compter la petite monnaie en voyant les jours se rétrécir, ne plus crever de froid dans une mansarde minable.


Le résultat est fascinant, comme cette plage en hiver, ces vagues qui la lèchent et ce pin odoriférant qui semble envouter Jean-Marc.
Puis l'isolement, la survie, l'amour et les basses manigances qui se retournent contre le bonheur durement acquis.
Arnaud enchaine rebondissement sur rebondissement. 120 pages dedans et le lecteur se retrouve tout pantelant. La suite se fait plus calme mais tout aussi plus sournoise.
Quant à la fin, il s'agit de ce coup en traitre, cette habitude chez Arnaud, le couperet qui déboule sans prévenir lors du dernier paragraphe pour faucher les bonnes intentions et ravager les plus sensibles d'entre nous. Ici, le choc se voit atténué par la puissance des 220 pages précédentes mais qu'importe. Car L'Éternité Pour Nous est un superbe roman, peut être l'un des plus beau que cet auteur ait pu écrire.


Deux années plus tard, José Benazeraf en massacrera l'intrigue et les sentiments dans son premier film, Le Cri de la Chair.
Outre Michel Lemoine, le Gérard Philipe du bis, on pouvait s'y payer un jeton de mate sur la splendide Monique Just (son dernier film, quelle misère pour cette beauté) et la bovine Sylvia Sorrente, une fille dotée d'un fort solide parechoc mais dont la triste bobine fit capoter tous les films dans lesquels elle eut le mérite d'apparaitre.

Brigitte, vamp alcoolisée et auto-destructive, aurait méritée un bien meilleur traitement argentique.

"ILS AVANÇAIENT VERS LA LUMIÈRE...

...SILHOUETTES DE MORT SOUS LA LUNE BLANCHE."

Le style est bien souvent la répétition obsessionnelle d'un schéma précis
.

C'est en tout cas ce que l'on pourrait affirmer au sujet de Pascal Marignac, dit Kâa, dit Corsélien, dit Béhémoth, auteur en plusieurs genres (polar, horreur, fantastique) d'un texte unique aux facettes multiples et aux détails infinis, un texte qui se rejouerait sans cesse pour mieux se briser et se renouveler, un texte qui étendrait ses variations sur le corps de 15 ouvrages, ressassant les mêmes scenes comme si il s'agissait là d'effectuer un effet d'hypnose littéraire.
Car la création tient parfois d'une étrange régurgitation et Marignac ruminait tout en distillant. Écrivain-alambic, il séparait ses obsessions pour mieux les faire bouillir à l'unité, 190 pages durant.

"Moi, ce qui m'intéresse comme problème général, exclusif, voire même philosophique, c'est le statut du mal dans le monde," expliquait Marignac dans un entretient pour le Bel effet Gore. "J'estime que c'est vraiment la seule question interessante. Parce que la vérité, on s'en fout mais la vérité du mal on s'en fout pas."
Et la vérité du mal, dans les romans de Marignac, ça pouvait tout aussi bien être les raisons qui font qu'un cadre d'entreprise se retrouve traqué par des pieuvres géantes que celles d'un architecte décidant d'en terminer avec ses ex-associés en leur assenant des coups de marteaux sur la tronche.
"J'avais conclu depuis belle lurette que la planète était devenue un asile d'aliénés : très Nietzschéen, ces jours-ci."
( Il ne faut pas déclencher les puissances nocturnes et bestiales )
Dans les romans de Pascal Marignac, tout pseudos confondus, le personnage principal se retrouve ainsi isolé face à des complots aux ramifications aussi étranges qu'impalpables. D'une certaine manière, il assiste à l'éclosion secrète du mal.
En lui-même ou chez les autres.
D'abord, il cherchera à comprendre puis, trahi par ses proches, entrainé dans les recoins tortueux d'une criminalité occulte, il se laissera couler dans un engrenage qu'il n'arrivera jamais à maitriser mais fera parfois semblant de combattre.
"Depuis le début, tout était bizarre, confus et inquiétant. J'étais le spectateur quasi passif de trop de choses qui se passaient autour de moi."
( Mental )
Et voila pour l'intrigue. Car il n'y en a pas.
"Qu'est-ce qu'on foutait là à glander ? " renaude le narrateur de Respirations de la Haine, pourtant en pleine action.
Ton mouchoir là dessus, bébé. Aucun scenario ne fut jamais nécessaire à aucun jeu de société. C'est une déambulation. La visite du musée de l'homme.
Le héros lance les dés, tombe sur une route. Il est en voiture, il roule. Il est à patte, il marche.
La structure scénaristique chez Marignac est une carte Michelin doublée de son guide culinaire éponyme.

"Je me retrouve tout le temps à être contraint de faire d'épuisants voyages. Et de jolis détours."
( Respiration de la Haine )
Joli détours, donc. Bonne chère et dégustations fermentées au programme.
Chez Marignac, on se flingue, on se baise mais on apprécie néanmoins l'art de la table et les manières gentilhommesques qui vont avec. Tel vin pour tel apéritif, tel plat pour tel repas et telles munitions pour tel calibre que l'on chambrera juste avant le duel de l'addition.
Et vas crever, ordure ! C'est la fusillade digestive, sauvage et meurtrière.

Gastronomie, alcools forts et armes à feu.
Les trois ingrédients d'une boucle littéraire qui se révèle en fait être ruban de Möbius - puisque, à ce menu, il faut aussi rajouter une fine torsade philosophique.

Pascal Marignac transformant sa profession première en une matière sertie du même qualificatif numéral.
Matière première, matière grise : Ses personnages aiment à raisonner. Ils s'étendent, l'espace de quelques lignes, en considérations perspicaces sur un quotidien de plus en plus biscornu. Des impressions assenées en cadence, entre folie assumée et désenvoutement du réel. La pensée tranche sans que le rythme ne flanche.
Et si le néo-polar post-Manchette fut ouvertement Spinoziste, Marignac se revendiquait plutôt - n'en déplaise à certains - vigoureusement Hégelien.
"Il y a, dans la loi du talion le début d'un droit, note Hegel, judicieux à son habitude. Puisque je ne fais qu'ôter à autrui ce qu'il m'a ôté."
( Respiration de la haine )
Oui, chez Marignac, tout relève de la vengeance. Probable que cela avait partie liée avec la question du mal. Se venger du mal ou faire le mal en se vengeant.
On tue des abstractions (comme l'auteur se plaisait à l'écrire) tout en se ressassant du Kant dans les méninges. On tue son prochain pour assouvir de noires pulsions. On équarrit en masse tout en se situant résolument en dehors de l'espace social.
Citoyen du rien sinon de sa propre trajectoire : droit dans le mur.
Et alors que la litterature noire francophone plantait délibérément son drapeau dans une idéologie d'extrême gauche aux figures largement établies (et depuis fortement érodées), Marignac, lui, préférait jouer avec les braises d'un anarchisme de droite aussi insaisissable qu'un adroit zig-zag entre une basse misanthropie crasse et de vrais dégouts lucides.
Soit :
Tous des cons.
Tous des cons sympathiques.
Tous des gros cons doublés de sales traitres.
Les saillies peuvent lasser mais l'environnement décrit se prête largement à ce travail d'abattage. Une bourgeoisie fantasmée prend les armes, le pouvoir se désagrège et des truands de papiers se découvrent de nouvelles ressources dans lesquelles l'intellectualisme le dispute à l'appât du gain.
Néanmoins, restons clair : chez Marignac, aucune idéologie n'est jamais avancée et aucun cul-de-sac réflexif ne se voit proposé.
Tout est merde et merde je suis.

"Je n'énonce pas de jugement sur cette société, sur le bien et le mal, je ne suis pas flic, moi."
( Il ne faut pas déclencher les puissances nocturnes et bestiales )
Surtout, pour paraphraser Theodore Sturgeon, si 99 % de tout est de la merde, alors 99 % de la merde est vraiment de la merde.
Chez Marignac, le héros revendique son 1 % de merditude non merdique. Il est dans la même mélasse que les autres mais l'individualité, la fortune et la folie aidant, il cherchera continuellement à s'élever au dessus de ses pairs.

"Tout le monde avait peur. Univers collant de choses pas dites," écrit l'auteur dans Il ne faut pas déclencher les puissances nocturnes et bestiales, son plus beau polar - en tout cas, son plus abouti.
Titre sublime, aussi - Poésie d'un slogan extrait du roman : une phrase qui fait mouche et se voit placée en avant. Étendard de de la dinguerie assumée.
Silhouettes de mort sous la lune blanche,
On a rempli les cercueils avec des abstractions,
Bruit crissant du rasoir sur la peau,
On commence à tuer dans une heure,
Et puis les chiens parlaient...
C'est la violence et la brutalité, sans cesse contre-dites par des manifestations poétiques. C'est l'alliance infernale du roman de gare distractif et de l'ironie socratique d'un orfèvre de la prose.
Disons : Soren Kierkegaard usinant des Répétitions sous forme de Série Noire glauques et machistes à l'extrême.
"Je me sentais force pure, je dis :
- Tous les orifices de ton corps vont me servir."
( Le marteau )
Et c'est en cela que Pascal Marignac mérite, malgré quelques romans un peu faibles, toute l'admiration du lectorat moderne amateur de cette litterature des marges.
Car ce grand écart qu'il effectue sans sourciller, ce n'est pas du tout venant. Table rase des goûts et des convictions. Le voila braconnant concomitamment les friches littéraires de Jean-Patrick Manchette et de Peter Randa.
La combinaison laisse songeur - Manchette et Randa.

Un gaucho et un facho. Un écrivain génial outrancièrement encensé et un scribouillard de gare mollement oublié.
...et pourtant aucun autre amalgame littéraire ne reflète avec plus de justesse le style Marignac.
Manchette et Randa.

Le premier apportait au polar l'excellence stylistique et la compréhension tortueuse du réel, le second y cautionnait l'automatisation du poncif et la linéarité d'une intrigue pouvant re-servir à l'infini.
Car comme tout artisan du roman populaire cherchant à assurer ses arrières à moindre frais, Randa tailla l'ensemble de ses romans selon un seul et même patron, régurgitant (exactement comme Kââ, mais sans la grâce) les mêmes histoires et les mêmes personnages dans un même environnement - tout cette parade effectuée dans le seul et unique bût de se faire plaisir, d'écrire pour écrire, d'écrire et de chier de la prose jusqu'à y affuter des séries de sentences aux tournures reconnaissables entre mille.

"On était faciles à suivre : on laissait des cimetières complets derrière nous."
( Silhouettes de mort sous la lune blanche )
Marignac, Kââ, Corsélien, Béhémoth, eux aussi sont faciles à suivre - "Ils avançaient vers la lumière, silhouettes de mort sous la lune blanche" .
..et la litterature noire leur appartenait.


Certains grincheux rétorqueront peut être qu'il y avait, chez cet auteur, plus de formes que de fond.
Ils n'auront pas forcement tort - mais à mes yeux, le fond n'évoque jamais rien de bien positif.

Le fond, c'est par exemple la fin de cette bouteille.
Et c'est aussi la fin de ce billet.
Et même si, "en général, dans les histoires de fous, à la fin, ça prend un sens, une image générale se dessine..."
ici...
...non.

PIERRE VIAL LESOU ET CES MESSIEURS DE LA MAFIA...

JE VOUS SALUE MAFIA, PIERRE VIAL
DEUX MAFIOSI, PIERRE VIAL
FLEUVE NOIR SPÉCIAL-POLICE # 414 & 528, 1964 / 1966

Comme Auguste Le Breton, Ange Bastiani, Albert Simonin et quelques autres, Pierre Lesou, dit Pierre Vial, dit Pierre Vial Lesou, a toujours été associé au roman noir de truands, sous-genre majeur des années 1950 à 1970, lancé au double son de cloche d'une Série Noire dopée par des Rififi et des Grisbi tonitruants - soit du baston et de l'oseille, de la castagne et du flouse, du rebecca et de la maille dans la France interlope de l'après-guerre.
Dans ces romans, on pouvait lire les destins d'honorables malfaiteurs qui, inspirés par les actes de bravoures d'un Jo Attia ou d'un Pierre Loutrel, se lançaient à l'assaut du pèze des cavedus et des gagneuses du prochain.
Ça se flinguait et ça s'entubait dans les grandes largeurs.

On tremblait en imaginant
Tony Le Stéphanois fonçant dans sa berline vers le repère des ordures adverses - des Arabes dans le bouquin de Le Breton, des Robert Hossein dans le film de Jules Dassin.
On avait là toute une mythologie à porté de main.
Pigalle en nouvelle Olympe décadente, et ses troquets en guise de champs de batailles homériques.
Les Dieux vendaient de la coco et les éditeurs vendaient du Truand. Une mode comme une autre. La gouape sur-armée et affranchie à la dure était le vampire des fifties. Le demi-sel devenait son Jonathan Harker et les prostituées ses Mina de pacotille.
"Redoutable imagerie pour les esprits faibles" notait Alphonse Boudard, qui, dans le genre, en connaissait un sacré rayon.
Éclairé aux néons des troquets et relaté en dépêches AFP section Langue Verte, cette jaffe avait en effet de quoi échauffer le carafon d'une bonne poignée de gustaves en quête de sensations fortes. Et pourtant, comme le faisait remarquer Jean-Pierre Melville dans une interview télé de 1970, les truands, dans toute cette tambouille, les truands, véritablement, on s'en fout.
"Je trouve que c'est des pauvres types, des minables. Mais il se trouve que les histoires de gangsters représentent un véhicule facile à exploiter pour cette forme de tragédie moderne [...] C'est un fourre-tout, on peut y mettre tout ce qu'on veut, de bon ou de mauvais, mais c'est quand même assez facile de se servir de ce véhicule pour raconter des histoires qui vous tiennent à cœur."
Les histoires, ce seront toujours les mêmes. Elle nous tiennent à cœur car elle sont aussi immuables qu'immortelles.
L'amitié, la trahison, la liberté.
La tragédie moderne, ce peut tout aussi bien être
Hippolyte en décapotable chromée faisant la tournée de ses jupons à location que Don Rodrigue avec une sulfateuse en lieu et place de ses trois mille pèlerins baroudeurs combattant du Maure en Espagne.
Lui combattra plutôt les Corses d'en face. Ou bien les Nord
Af' du quartier suivant, au choix.
La tragédie moderne, c'est cette bonne vieille chanson ré-orchestrée à l'actuel. Vires-moi donc cette toge grecque que je ne saurai voir. Ici, le swing renverse, les trompettes tonnent et la mixture détonne.

La mixture fit long feu mais dans les années 60, le brasier s'essoufflait. Simonin radotait ses comptines ancestrales, Le Breton chantonnait les mêmes rengaines de l'autre coté de la barre - celle des bédis et des képis - et les imitateurs avançaient du sous-produit faisandé.
Pierre Lesou, par contre, restait fidèle à ses accointances. Le truand n'était qu'un doule, mais la tête juste en dessous créait son univers propre, fait d'amitié, de trahison et de liberté.
Avance rapide. De tous les écrivains noir, il est, à mon sens, celui qui colle le plus au cinéma de Jean-Pierre Melville. Épuré, stylisé et viceral. Du B dans le A, et vice-versa.
En 1963, il amorce un premier virage avec La Virgule D'Acier (Fleuve Noir Spécial Police # 355, 1963 - bouquin justement dédié à Melville "en amical coup de doule") : son héros reste un gangster mais n'est plus un truand parigot. Fini la France et son folklore, bonjour l'international et ses ouvertures. C'est Jeff, réglant ses comptes à Londres.
La loi reste mais le milieu change.
Puis vint 1964 et voila notre auteur qui débute sa série mafieuse.
Nature.
À l'époque, le Grand Syndicat faisait de plus en plus parler de lui et la fiction commençait tout juste à se pencher sur son cas. Comme tout mercenaire de l'underwood puisant son inspiration dans un zeitgeist populeux, Lesou remplaça donc ses émules de Pierrot le Fou par ceux de Lucky Luciano ou Joe Adonis.
Taillée à l'américaine, sa petite escapade ne dura que 440 pages, soit le temps de deux romans, mais à les relire aujourd'hui, force est de constater que Pierre Lesou fut le Peter Rabe Français, c'est à dire l'outsider qui ébloui la travée, l'oublié qui esbaudi sans dégourer.
Mais calmos dans l'estrade. La soupe arrive.
"Je tue, c'est correct. Si on me tue, c'est correct."
Je Vous Salue Mafia débute tout en sobriété. Première page, Lesou cite ses sources. Société Anonyme Pour Assasinats, de Turkus et Feder, aux éditions de l'Air du Temps.
Ce roman, ce n'est donc pas du vécu, c'est du renseigné - comme un procureur transformé en petit bibliophile.
Qu'importe.
Tournes une page. Puis deux. Le héros s'amène. Il se nomme Phil Mum Phil. Membre de la légendaire Murder Inc. "Il n'était pas laid [...] mais son visage était inquiétant."
Il prend un ascenseur, monte vers l'interrupteur de son aventure : le chef de son organisation, qui lui assigne une mission et un partenaire.
Le partenaire : Walter Schaft. La mission : buter un type, Rudy Hamberg. Le meilleur ami de Phil.
Et la suite est tout bonnement magnifique.

Car la Mafia, dans toute cette histoire, on s'en fout. C'est un décor, c'est une panoplie. Des accessoires pour faire vrai, pour faire juste aux yeux du client borné, celui qui lit sans se casser la brique. Mais l'essentiel réside ailleurs, je l'ai déjà écrit, tu l'as déjà lu :
Amitié, trahison, liberté.
Reste qu'il faut assurer le décors. Le planter, dit-on, lui donner une certaine contenance (le pauvre !)
Le roman prend donc 40 pages pour démarrer et ses (trop nombreuses) notes de bas de pages encrassent légèrement sa dynamique mais une fois lancé, le voila qui agit comme un envoûtement. Lesou est enfin débarrassé du protocole. Les tueurs sont sur la route et la victime attend son heure. ENVOÛTEMENT !
"Ils étaient des tueurs et ils étaient des humains."
De son coté, le lecteur cherche à y voir clair. Il a beau être envapé, il sent une magouille, quelque chose de sous-jacent, quelque chose de plus complexe. Et Rudy qui attend toujours ses tueurs et ses tueurs qui, sur la route, discutent à bâtons rompus.
"De temps en temps, faut bien causer un peu..."
200 pages étirées comme un élastique. Une tension de western, truquée comme ce duel final dans Pour Quelques Dollars de Plus, avec sa petite musique qui avale les secondes.
"Time is fiction."
Bien entendu, il y a le carcan du roman Fleuve Noir. Une pagination imposée que Lesou tente de satisfaire. Un cahier en moins, 16 feuillets éliminés, et le roman aurait été un chef-d'oeuvre absolu. Tel quel, cela reste néanmoins un polar fantastique, un polar simple et sans prétention, un polar direct comme une droite dans la gueule.
Ce n'est pas un discours, c'est un coup franc. Un coup après lequel jamais plus le klaxon d'une voiture ne sonnera de la même façon dans tes esgourdes.

Mais reprenons. Ce que Lesou étire dans Je Vous Salue Mafia, il le compresse dans Deux Mafiosi, second volet de sa série Mafieuse.
Phil Mum Phil en est absent mais se voit mentionné au détour de quelques pages. À sa place, ce sont Gian et Mario qui officient sur la scène - avec toujours les membres du syndicat aux premières loges. Bourreaux impassibles, ombres dans la narration.
Gian a un contrat sur la tronche. Mario, son meilleur ami, tente de le sauver. Tous deux sont membres de la Mafia et chacune de leurs actions ne va faire qu'empirer la donne.
"Et, tout ça, parce que l'Organisation était une mécanique trop bien réglée, sans âme, qui ne tenait compte d'aucun problème humain."
Il y a d'abord cette sécheresse qui évoque Je Vous Salue Mafia (le désert, la poussière - magnifique prologue), il y a ensuite la poisse de Mario, écho lointain des affres de Laurent Hennique dans Main Pleine (même auteur, en Série Noire), il y a enfin cette course contre la montre qui entérine toute la tension accumulée.
Et cette ambiance de roman d'hommes. Passage à tabac, rouage de coups. "Pas une seule fois il n'avait émis une plainte."
Les évènements se bousculent. L'intensité, comme un étau qui se resserre, étouffe le lecteur. Le bouquin semble comme chargé à bloc. Exact inverse de l'exérèse narrative pratiquée sur Je Vous Salue Mafia, il matraque ses retournements de situation à une cadence folle.
Écrit dans l'urgence aussi - j'imagine - Lesou sans le sou, reprenant l'écriture au domicile de sa sœur Gisèle après avoir claqué en Amérique Latine, deux années durant, tout le pognon accumulé grâce à l'adaptation cinématographique de Je Vous Salue Mafia par Raoul Levy...

Mais ce qui surprend le plus, dans ce texte, c'est sa faculté à capturer, non pas l'essence des Etats Unis mais bien l'essence même de la littérature "dure" Américaine, à la manière de ce que Terry Stewart accomplissait quinze années plus tôt dans ses 4 (très beaux) Série Noire.
Ce n'est ni du pastiche, ni de l'imitation
mais un
pardeuss' aux coutures irréprochables et à la classe impeccable.
Il n'y a pas à rougir. Truands, gangsters ou mafieux, Pierre Vial Lesou servait la mythologie noire moderne avec une force d'inspiration peu commune, propre à laisser, une fois dévorée, son lecteur pantelant, souffle court et pognes moites.
Et je m'arrête là.
C'est brusque mais il faut parfois savoir couper court aux
interminables effusions de compliments. D'autant plus que, concernant Pierre Vial Lesou, je pourrai très bien me montrer intarissable jusqu'à t'en dégouter.
Ce serait idiot, non ?