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LA FAMILLE, C'EST SACRÉ !

BLOODY MAMA, ROBERT THOM
SÉRIE NOIRE # 1373, 1970

Roger Corman chez Marcel Duhamel, série B en Série Noire, novélisation du film éponyme par son scénariste Robert Thom - pas encore signataire de Death Race 2000 mais déjà bien barré - ce n'est pas l'Histoire avec un grand H, respectueuse, véridique, et tout le toutim, à laquelle nous sommes conviés mais bien à une fantasmagorie exploitative pourvue de grosses burnes et d'une écriture joliment volage.
Coup de semonce en page 8 - " Votre auteur est Dieu " - et Dieu l'auteur, dans un style très new thing californienne, de nous raconter alors la vie grandeur nature et bigger than life de Kate 'bloody mama' Barker et de ses quatre fils, loustics fort peu recommandables, rustres sanguinaires, criminels du middle-west, monstres plus qu'humains.
En pleine ère des ennemis publics et autres gangsters vedettes made in U.S. of A., les Barkers mère et fils dévalisent des banques, kidnappent des gens, tuent des flics et prient le seigneur avant d'aller au lit.

"À ton avis, Maman, fit Herman, est-ce que Dillinger est plus célèbre que nous, ou est-ce qu'on est plus célèbre que lui ?"
Il y a des entêtes de chapitres qui se veulent futées et qui bien souvent y arrivent. Il y a de la baise incestueuse entre membres de la famille Barker. Il y a la drogue qui abruti Lloyd. Il y a la violence des uns et le sexe des autres. (" comme si les bêtes fauves de la jungle..." prélude un protagoniste dans son pauvre petit crâne.) Il y a Freddie qui ressemble à une fille et qui se fait enfiler par ses ainés. Il y a Mona la morue qui écrème les plus lubriques, rêve des stars du grand-écran et se peinturlure les lèvres à longueur de temps.

"Tu vois ?... D'être gangster, ça a ses avantages. On s' soucie pas des règles qu'observent les gens bien."
La chronique familiale ressemble à un long cauchemar, avec ses flous et ses blancs, ses instants de vides et ses moments de contemplation. C'est du Nouvel Hollywood à la machine à écrire, du vrai, du pur.
Une jeune sirène se fait enlever. Séquestrée, noyée dans la salle d'eau, elle ne dure que le temps d'un chapitre et ressemble à une parenthèse enchantée.

D'autres bribes, en vrac : un noir se fait lyncher puis sert de balançoire aux frangins, un tenancier de speakeasy devient marmelade sanguinolente à grands coups de bottes dans la nuque. L'ultra-violence se banalise et le cinéma muet trépasse.
Dans Bloody Mama, il n'y a ni prise de conscience ni crise d'hystérie, c'est un panoramique sur une folie douce en groupe, une famille de toquée qui vit constamment entre deux braquages, deux séjours en cage, deux veillées de camp et les chansonnettes populaire qui vont avec - " Va chercher ton cal'bar, j'vais chercher mon falzar " - " Trempe ta brosse dans la lumière du soleil et n'arrêtes pas de peindre " - " T'as les mirettes à fleur de tête " - " Appelez ça de la folie, moi j'appelle ça de l'amour."
Le bouquin peut sembler anecdotique et les faits qu'il relate sont presque toujours factices mais cela fait tout le sel de la chose.
D'ailleurs, puisqu'on cause anecdote, en voici une récente : en 2011, un exemplaire original de ce livre a été saisi dans une bouquinerie néo-zélandaise par le Departement of Internal Affair du coin. Car là-bas, ça fait plus de 40 ans que Bloody Mama est interdit à la vente.
Il y est jugé indécent.

De quoi s'établir fermement une situation sulfureuse.

Alors lisez-le, c'est banni !
Et puis, comme l'affirme Ma Baker en page 153 :

" Les gangsters, on les adore ! Tu sais pas qui on est, mais crois-moi, on nous adore. Tu crois que j' l'ai pas vu dans les journaux ? Au ciné ? Paul Muni. Et ce gars-là, Cagney ? À la radio ! [...] Moi... Moi et mes associés... on nous admire universellement ! Tout l' monde lit nos aventures ! Si on donnait notre adresse, je recevrais plus de lettre d'admirateurs que Mme Eleanor Roosevelt ! "
Parole de M'man.

DANS LA BONNE HUMEUR !

TOUT FEU TOUT FLAMME, CLARENCE WEFF
Y AVAIT UN MACCHABÉE, CLARENCE WEFF
SÉRIE NOIRE # 620 & 735, 1961 / 62

Des comme cela, on n'en fait plus depuis belle lurette. 190 pages sur papier rêche pour 250 anciens francs la livraison, interligne et typo qu'on croirait spécialement étudiés pour la clientèle des presbyteux fatigués, intrigue au diapason.
Ça se lit en une moitié de soirée, les panards bien au chaud dans ses charentaises à carreaux écossais - celles-là même que Rex vient de vous apporter en jappant affectueusement.
Brave toutou, va !
Maintenant, reste plus qu'à bourrer sa pipe et ouvrir le livre. Du Série Noire vite torché. Pas question de s'appesantir sur des problèmes de psychologie, juste se détendre avant d'aller se pieuter.

Dans ce registre particulier, Clarence Weff est outillé tout confort. Ses romans sont parfois un peu branques dans leur déroulement mais la bonne humeur rattrape constamment l'ensemble.
Ça s'effondre et ça rebondit, comme sur un trampoline. Situations cocasses et dialogues ad-hoc, dans la lignée d'un Georgius : l'humour et l'argent du mort.
Bref, aucune prétention (sous-)littéreuse mais l'entrain communicatif du mec un peu pompette et qui partirait à l'assaut des troquets de son quartier en hurlant des bribes du Clair de Lune à Maubeuge.

Et surtout, des romans aux idées tellement simples que tu peux les résumer en une seule ligne.
L'efficacité dans le dépouillement.
Ainsi, dans Tout Feux Tout Flamme, un agent secret se court après lui-même, dans les rues de Lisbonne.
- C'est un roman.
- Non ?
- Si.
- Rose ?
- Noir.
Et, très bas :
- De l'espionnage.
- Ça finit bien ?
- Je ne sais pas. Je suis en panne.
- De quoi donc ?
- D'idées.
John sourit. S'approcha tout près de Michèle. Chuchota :
- Avec moi, ça ne va pas manquer...
Quant à Y Avait Un Macchabée..., ça cause d'un cadavre qui part en bringue et que des loustics de mauvaise réputation s'échinent à récupérer.
- C'est l'histoire de deux mecs qu'en pincent pour une môme. Çui qu'elle blaire pas y refroidit l'autre. Tu me suis ?
- O.K. Dégoise.
- Et il te le fourgue dans une caisse qu'à une drôle de carrosserie.
Le regard de Rookie se posa sur la caisse de Gédéon.
- Tiens, Jo. Dans ça.
- Et puis ? Qui dit, le Jo, interessé.
- Puis, comme elle en veut rien savoir ; y la sèche ; et y se crève.
Jo Aranjo l'était vachement ébranlé. Et par l'histoire. Et par la façon dont Rookie elle vous racontait ça.
- C'est bath, dit-il.
- Au poil. J'en ai chialé. Et j'suis pas molle. J't'jure.
- T'as le don, constata Jo Aranjo, subjugué. Pour ce qui est de raconter, y a pas, t'as le don. Ça pouvait pas être mieux ; simple ; comme si j'y étais.
Loufoquerie pince sans rire, dialogues qui claquent (Audiard adaptera d'ailleurs pour le cinéma Y Avait Un Macchabée sous le titre Les Pissenlits Par La Racine - rien ne se crée, tout se recycle), et aussi ces petits coups de coudes que Weff adresse régulièrement à son lectorat - hé, ho, on s'marre, hein ?
Ça clignote parfois comme un néon atteint du palud, ça se débranche pendant quelques pages puis ça reprend de plus belle. Si il y avait une analogie musicale à effectuer, ce serait avec un be-bop aussi léger que sautillant et qui, de temps à autre, riperait sur la partition d'un Merry Melodies énergique, en pleine explosion d'un zinzin estampillé ACME.

Pour les lecteurs détendus de la prose, l'enseigne est donc hautement recommandable. J'envisage d'ailleurs d'y refaire un petit tour prochainement. Inutile d'y réserver sa table, suffit juste de garder une mirette ouverte lorsque tu furettes dans les rayonnages de Série Noire.
À bon entendeur...

LE COW-BOY ET LES FLICARDS

FLASH AU FAR WEST, MICHAEL AVALLONE
SÉRIE NOIRE # 1193, 1968

Le titre n'est pas mensonger, et pourtant, contrairement à ce qu'il annonce, Flash au Far West n'est pas un western, non, c'est un roman policier.
Je dirais même plus : un roman policier de type police procedural - ce genre majeur des fictions actuelles, inauguré à l'orée des fifties par le Dragnet de Jack Webb (Badge 714 en France) et rapidement peaufiné, transformé, perfectionné par Ed McBain et sa série du 87eme District. Deux influences qui, comme de bien entendu, se font fortement ressentir à la lecture de ce roman de Michael Avallone.

Novélisation papier du feuilleton télévisé The Felony Squad, feuilleton qui remplaça éphémèrement Dragnet sur le petit écran US, Flash Au Far West suit une trame pas très éloignée du premier bouquin qu'Evan Hunter signa Ed McBain : Cop Hater - En français : Du Balai ! - une histoire de tueur de flic, simple et tendue, avec une certaine métronomie dans l'exercice de l'homicide.
Chez McBain, le tueur visait les poulets du 87eme District. Chez Avallone, il s'en prend à ceux du 15eme.
Pas de Steve Carella dans les parages, of course, mais un certain Sam Stone, inspecteur de son état. Quant au supporting-cast, il se réduit à trois vagues tronches : Jim Briggs, l'assistant de Stone, Dan Briggs, le paternel du précédent et Frank Nye, le capitaine de la brigade. Un quatuor transparent, sans grand intérêt, purement utilitaire. Ils sont là pour enquêter, pour justifier une intrigue et y apporter une conclusion.

Car l'originalité de Flash au Far West se déniche résolument en dehors de cette partie procédurière. Ça, ce n'est qu'une moitié de roman.
La seconde se développe en parallèle, dramatique et vénéneuse. C'est l'errance d'un môme qui joue au cow-boy - l'errance d'un tueur - ado texan, Billy the Kid réincarné, criminel inconscient totalement paumé dans le New-York des bas quartiers, avec son stetson, son long pardeuss couleur poussière, sa paire de flingots pendue aux hanches et son crâne empli de fantasmes en Technicolor.
Le roman s'ouvre ainsi sur l'un des duels les plus emblématique du septième art. Un cinéma de quartier diffuse L'Homme des Vallées Perdues. Sur l'écran, Alan Ladd fait face à Jack Palance et dans la salle, le gosse s'en rempli les mirettes... avant de partir tuer son premier flic, à la manière de ses idoles, en combat singulier dans une rue déserte.
"Merde, merde, merde ! C'était formidable, non ? Fantastique ! Merveilleux ! Bien plus terrible que la marijuana ou la gnôle. Bien meilleur que de faire l'amour. Meilleur que toutes les gonzesses du monde. Tu parles ! Pas de comparaison entre Rosie et les pistolets. Les merveilleux pistolets qui jaillissent de leurs étuis, rapides comme l'éclair. [...] Il les sentait remuer comme des choses vivantes. Ils étaient vivants. Ils étaient ses amis. Ses deux passeports pour le pays des Merveilles et de l'Immortalité."
D'autres films viendront jalonner le parcours sanglant du mouflet flingueur. Vera Cruz, La Poursuite Infernale, Jesse James et surtout, Une Aventure de Buffalo Bill par Cecil B. DeMille.
Michael Avallone, génial créateur du privé cinéphage Ed Noon et mitrailleur littéraire par excellence - car capable pour payer ses factures de romancer aussi bien Shock Corridor pour Samuel Fuller (Série Noire # 1028, texte essentiel !) que d'écrire du Coxman pour La Warner et du Nick Carter Killmaster pour Lyle Kenyon Engel, Michael Avallone montre une fois de plus son attachement à l'imagerie hollywoodienne sur celluloïd... et ne manque pas de l'égratigner au passage.
En témoigne cette aversion qu'éprouve le jeune tueur en regard de la gente féminine, aversion contre-balancée par la sensation électrique qu'il ressent au contact de sa précieuse paire de pétards et parfaitement résumée en page 183 par Sam Stone :
"Ça signifie que le jeune cinglé qui fait des cartons sur nos uniformes et se prend pour le tireur le plus rapide de la ville est un impuissant pour qui tirer un coup de feu équivaut à l'acte sexuel."
Roman singulier de par la simple présence d'un protagoniste atypique, réflexion sur une figure populaire (le cow-boy) effectuée par l'entremise d'un genre fictionnel entièrement différent (le polar de commissariat), Flash Au Far West, malgré une charpente conventionnelle, apporte aussi la preuve que l'écriture sous commande n'empêche en rien les ambitions d'une litterature, si ce n'est exigeante, en tout cas de qualité.
À ce petit jeu, Avallone fit des merveilles et il ne va sans dire qu'une bonne partie de sa production (principalement ses 9 romans traduits à la Série Noire et ses 2 Ed Noon égarés aux Presses de la Cité) mérite grandement d'être exhumée de nos cimetières de vieux papiers.

"UN VIDE QUI, PETIT À PETIT, S'INFILTRE EN MOI."

1275 ÂMES, JIM THOMPSON SÉRIE NOIRE # 1000, 1966
"Et tout d'un coup, ce vide n'est pas seulement ici, il est partout, dans toutes les maisons. Et en même temps, il se rempli de bruit, de visions et de fureur, de toutes les choses affreuses et sinistres que ce vide a provoquées.
Les pauvres petites filles sans défenses qui pleurent en voyant leur père se glisser dans leur lit. Les hommes qui battent leurs femmes et les femmes qui hurlent des supplications. Les gosses qui pissent au lit, d'angoisse et de peur, et leurs mères qui les punissent en les aspergeant de poivre rouge. Les visages hâves, hagards, ravagés par le ténia et le scorbut. La sous-alimentation, les dettes toujours plus fortes que le crédit. La hantise, comment on va manger, où on va dormir, comment on va couvrir nos pauvres culs tout nus. Le genre d'obsession qui fait que, quand on n'a rien d'autre dans la tête, mieux vaut être mort. Parce que c'est le vide des idées, quand on est déjà mort en dedans, et qu'on ne fait plus que répandre la saloperie, la terreur, les larmes, les cris, la torture, la faim et la honte de sa propre mort. De son propre vide."
Traduction de Marcel Duhamel (of course !)

PAVÉ D'AMOUR ET PAIN DE FESSE


Méridional par vocation, bien qu'originaire de l'ouest du septentrion français,
Ange Bastiani, dit Victor Maurice Lepage, dit Maurice Raphael, dit beaucoup d'autres choses - dont certaines assez peu plaisantes - Ange Bastiani aimait chanter les mauvais coinstos de Toulon.
Sa rade, ses rades et ses putes.
Surtout ses putes - celles qui officiaient dans le petit Chicago, soit le Pavé d'amour, et à qui l'auteur dédia, dans son Mauvais Lieux de la Cote D'Azur (Balland, 1969) ce magnifique chant d'amour, plein d'une tendresse vaseuse, entre fascination poétique, extase de connaisseur et gueule de bois du consommateur :



"Ah ! cet ancien quartier des claques ! Successivement baptisé le 'Chapeau rouge', puis le 'Pavé d'amour', en aura-t-il fait couler de l'encre et de la salive, entre autres liquides.

Il n'est certes plus un mauvais lieu, ou si peu, mais son souvenir demeure encore si vivace auprès de ceux qui l'ont connu ou en ont rêvé, son existence a si profondément marqué la ville de son sceau, qu'il serait dommage et malhonnête de ne pas le rappeler à la vie pour quelques instants.

C'était l'époque où Toulon ne portait ni cache-sexe, ni ceinture de chasteté et ne s'en portait pas plus mal.

Quartier réservé, mais pourquoi l'appeler quartier quand il était une ville et combien davantage. Une ville qui vibrait, vivait intensément, hurlait ses charmes, ses appâts et possédait, selon les moments, tout à la fois la douceur et l'âpreté de certains petits villages d'Estrémadure.

La ville de luxure... au sud, au nord, à l'est, à l'ouest. Boxons, claques, bouis-bouis,... dans tous les sens, tous azimuts, sous toutes les longitudes.

Ville dans la ville, avec ses placettes intérieures bruissantes de minuscules fontaines feuillues où de petits ânes gris allaient boire. Toute imprégnée de mystère discret, avec ses rites, ses lois, son univers particulier.

Le jour, c'était le grand sommeil. De vieilles sorcières dépeignées, hirsutes, drapées dans des peignoirs à ramages multicolores, traînaient leurs savates de porte en porte, tandis que des gamins efflanqués, noirs de crasse, les yeux brillants, les jambes grêles, jouaient aux billes et à touche-pipi devant les lupanars. Par instants fusaient des cris, des rires gras, des bribes d'altercations par les fenêtres aux persiennes closes. Puis le quartier faisait sa toilette, jetait ses eaux de bidet et se fardait pour la parade nocturne.

Et, chaque nuit, cette parcelle d'infini, ce monde en fleur, brûlait de son désir de vivre, d'aimer, de faire l'amour et de se soûler à mort. Vibrant de tous ses feux, des cuisses des filles, jambons blafards, jambes tordues de varices des sous-maquées aux doigts bouffis cerclés de bijoux faux.

Symphonie des cuisses, des ventres et des fesses. Usines à gonos, temples du tréponème... blennos à la grosse, on ne détaillait pas, dans ces cathédrales de l'amour tarifé à la goutte de semence, serviette en sus.

Ah ! ces petites vendeuses de joie, amies très chères qu'on retrouvait toujours entre deux coupes de champagne vinasseux et de bière à la sciure de bois, dans des décors d'Alcazar, de fête foraine et de mille et une nuits au rabais.

Toi, Fifine-la-boscode qui racolait à l'angle de la rue Traverse-Lirette, qu'il vent ou qu'il pleuve, toujours sur pied, toujours d'attaque. Elle y allait à la besogne, la vipère et le mistral lui auraient plutôt dévissé sa bosse que de lui faire perdre une passe. elle ne manquait d'ailleurs jamais de pratique, une clientèle régulière, fidèle, de celles qui font la prospérité des négoces. Il n'y en avait pas pour tout le monde. Elle jouait à guichets fermés.

Toi qui débarquait tout droit de la poissonnerie où tu criais les moules et les violets.

Toi, la brune aux fesses vertes et toi, décolorée à l'eau de javel, qui cueillait si bien les pièces de cent sous entre les lèvres de ta vulve prenante.

Et la Bretonne de l'Assistance publique, placée en pleine campagne, près de Douarnenez, chez un nourricier qui l'éduquait à coups de fourche et força, dès ses neuf ans, tout ce qui pouvait être forcé en elle.

Et les négresses cafres, bantous, niam-niam, avec leurs nichons en forme de poire à lavement.

Quoi qu'on en dise, vous demeurez la conscience de ce siècle, sa conscience et sa seule poésie...

Poésie de vos bidets, de vos dessus de lit brodés à la main, des roses en papier gaufré de vos chambres, les mêmes qui ornent les tirs forains et les statues en plâtre de la petite Thérèse de Lisieux.

Havres de grâce. Grâces de vos havres. Grâces à prix réduits...

Pouffiasses de mon coeur, filles à matafs, à dockers à nègres, à gnacoués, en avez-vous connus de ces hommes qui suaient la peine, l'effort, la crève, la fièvre, le désespoir et qui, un soir, à la sauvette, venaient jeter entre vos bras humides de blanc gras le poids de leurs chaînes.

Esclaves à la demi-heure des esclaves à perpétuité, courtisanes à galériens, cléopâtres des bastringues, petites soeurs des très pauvres, des damnés, des tordus, des bagnards. Filles de peine de la joie, sur lesquelles se penchaient ces gueules aux yeux vitreux, déjà morts, ces mufles aux dents pourries qui vous hoquetaient dans les narines leur haleine lourde et bavaient des glaires sur vos épaules.

Vos pauvres défroques de travail, oripeaux de fêtes atroces, vos lingeries douteuses, vos déshabillés qui se voulaient coquins et qui n'étaient que lugubres.

Tristesse truculente des boxifs, frénésie désespérée de vos étreintes en série. Apothéose suprême de la fesse."

Le Pavé d'amour, Bastiani lui dédia aussi une piece de theatre, Le Pain Des Jules, qui devint par la suite un roman, puis un film.
Des truands s'y entre-tuaient pour des histoires de gagneuses tandis que les respectueuses en question degoisaient sur leur vie quotidienne aux comptoirs de troquets à gogos du petit Chicago Toulonais.
"Ah ! nota Toussaint, il faut bien dire que les femmes, si on les corrige pas de temps en temps, y a quelque chose qui manque à leur bonheur."
Mais avant le film, avant le roman, avant même la pièce de theatre, il y eu une nouvelle, écrite pour France-Dimanche, publiée dans le numéro 451 du 17 avril 1955, puis reprise dans le Mystere Magazine # 341 de l'été 76.
C'est l'ébauche de la seconde partie du Pain Des Jules, juste après le mauvais coup porté au beau Toussaint par Pascal l'Élégant.
Ce n'est certes pas ce que le grand Bastiani écrivit de mieux mais c'est un document assez passionnant pour qui

petit 1 : a lu Le Pain des Jules
petit 2 : aime cet auteur par trop mésestimé.
Et puis, je l'ai déjà écrit précédemment, du Bastiani, on ne crache pas dessus.
Alors, arrêtes ton char et ouvres tes chasses.
Merci.



















L'ENQUÊTEUR DES CANIVEAUX

FAITES DONNER LE CANNON, CURT CANNON
GALLIMARD / SÉRIE NOIRE # 524, 1959

Dans le billet du samedi 26 mars, j'évoquais la figure du detective privé clochardisé à travers le retour de Mike Hammer en 1962.
Résumé succin : "Plus de revolver. Plus de bonhomme. Plus rien qu'une épave, un clochard, une éponge à whisky."

Le detective privé clochardisé, voila qui, pour nos enqueteurs dur de chez dur, semble s'apparenter à une destinée extrêmement logique. Logique car dans son interprétation la plus classique, la plus clichée, la plus populaire aux yeux du public, le detective privé boit trop, traine ses guêtres dans les bas-fond de sa ville, y fréquente ainsi la lie de la société et revêt pour se fondre dans cette masse fangeuse une apparence peu ragoutante à l'aune des conventions petite-bourgeoises. Tronche mal-rasée et mastic trempé, regard voilé par des boissons fortement fermentées et nez en plusieurs endroits largement fracturé.
Rien de plus normal à ce qu'un jour ou l'autre donc, notre bonhomme en vienne à sombrer pour de vrai dans la misère.
La clochardisation revêt en cela l'allure d'un des deux terminus possibles à la carrière du privé - le second terminus étant celui du cimetière, veston en sapin massif enfoui sous six pieds de terre, et en attente d'une floraison de pissenlits.

Étrangement (mais est-ce si étrange que cela ?), la figure du detective privé devenu cloche imbibée n'a connue que très peu d'incarnations dans la littérature policière. En fait, passé Baroud Solo de Mickey Spillane, je n'en connais qu'une seule autre - plus belle, plus savoureuse, plus touchante. Il s'agit de celle qu'Evan Hunter (alias Ed McBain) donna à lire le temps d'une poignée de nouvelles et d'un court roman.
"J'ai les yeux bruns, mais ils sont tellement injectés de sang qu'on devine aussitôt le buveur de whisky. Et si je peux parfois passer pour un homme, c'est seulement parce que j'ai appartenu jadis à l'espèce humaine."
Les nouvelles parurent entre 1953 et 1954 dans le magazine Manhunt. Elles étaient signée Evan Hunter et mettaient en scène Matt Cordell, detective déchu vivant désormais dans les rues du Bowery, misérable quartier New Yorkais. Probable qu'on trouve quelques unes de ces nouvelles dans Suspense, la version française de Manhunt. Faudrait vérifier mais les exemplaires de cette revue Opta ne sont pas monnaie courante. On en trouvera en tout cas une poignée dans le récent recueil Le Goût de la Mort, compilations des premières nouvelles de Hunter / McBain.
Le roman connu par contre plusieurs traductions - ce qui le rend plus aisé à dégotter.
La première fut sortie en 1958 à la Série Noire. Titre : Faites Donner Du Cannon. Pseudonyme de l'auteur : Curt Cannon. Héros : Curt Cannon. Mais il ne faut pas se laisser abuser par cet artifice. Il ne s'agit là que de Matt Cordell camouflé sous une autre identité. Même quartier (le Bowery), mêmes habitudes (l'alcool sur un banc), même mode de vie (la cloche).
La seconde version suivie quelques années plus tard, aux Presses Internationales d'André Martel. C'est le numéro 26 de la collection Interpolice Jet. Le titre y est transformé en "Un Clochard Trop Curieux" mais Curt Cannon reste auteur-narrateur sur la couverture et dans les pages du roman.

Il existe enfin une dernière traduction, en poche J'ai Lu. Elle est bon marché, toute récente (2007) et reprend la version Hard Case Crime du roman - c'est à dire la dernière en date, celle revue et corrigée par Hunter himself sous le pseudonyme (désormais unique) de Ed McBain.
Dans les pages, Curt Cannon redevient Matt Cordell. Et le titre (I'm Cannon For Hire) se voit changé en un plus poétique The Gutter And The Grave. En France : Le Caniveau Pour Tombe. Pourquoi ce "pour" ? Le Caniveau et La Tombe sonnait-il moins vendeur ?
Vas-y comprendre quelque chose.
En tout cas, question vente, il ne vaudrait mieux pas qu'ils fassent trop les fiers, les mecs de chez J'ai Lu. Car les voila qui nous importaient la meilleure collection policière US du moment... pour tout bonnement la planter en 4 numéros top chrono.
Conséquence logique d'une présentation désastreuse. Aux États Unis, Hard Case Crime a droit à de sublimes couvertures, toutes signées par de grands noms de l'illustration à l'huile de pulp. Comme s'exclamait Mickey Spillane sur le site internet de l'éditeur : "one hell of a concept. Those covers brought me right back to the good old day."
En France, par contre, on est très con. Ou iconoclaste, au choix. On remplace Robert McGinnis et ses émules par du gros design ultra-minimaliste à couleur flashy et petit dessin étriqué en fond, façon éditions Fremok. Applaudissez bien fort : Il faut un certain talent pour se vautrer aussi majestueusement.
Et une gold-medal pour J'ai Lu, une !


Reste le bouquin. Dont je n'ai pas causé mais qu'importe. Il s'agit là d'un petit bijou et c'est tout ce qu'il est nécessaire d'écrire.
Ça frappe sec, c'est méchamment émouvant et on peut y voir rayonner cet art du dialogue dont Evan Hunter a toujours fait preuve, cette façon de faire converser ses personnages avec un naturel confondant, de rendre réel - presque palpable - le plus futile des échanges.

Et puis, avec 3 éditions disponibles sur le marché de la bouquinerie, vous n'avez plus aucune espèce d'excuse pour passer à coté de ce roman noir essentiel, simple comme un poche de gare et beau comme un canon.

INTRODUCTION PARTIELLE AU MYTHE PIERRE VIAL LESOU

Comme toutes les bonnes choses dans la vie (ou presque, n'exagérons pas !), j'ai découvert Pierre Lesou, Pierre Vial, Pierre Vial Lesou, Pierre G. Lesou dans une poubelle de bouquiniste. J'appelle poubelle de bouquiniste les bacs à 20 centimes qui ornent aux grès des intempéries les devantures de certains magasins résolument orientés décharges géantes du livre. Une belle planque pour résidus érotico-espionno-polardeux en voie de décomposition. Mon élément naturel, en quelque sorte.
Ce jour là, le hasard avait bien fait les choses. Pierre Vial et moi, on ne se connaissait pas mais on s'était tout de suite plu. Enfin, j'imagine. Difficile d'attester de la réciprocité des sentiments dans une rencontre avec un vieux bouquin...
Son petit nom, c'était L'Ardoise D'Un Apache. Il s'était maquillé en Spécial Police, noir et rouge, bel état, couverture de Gourdon et surtout, texte majestueux. Un truc à t'accrocher à vie. je peux en témoigner. Après ces 220 pages, je n'étais plus le même homme. J'étais passé camé, totalement envapé, dépendant au Pierre Vial - je te l'ai déjà dit. J'aurai même été jusqu'à me faire tatouer son nom sur le bras mais vu ma frêle condition, ce n'était pas possible. Un cœur à 360 degrés, ça la fout mal. Passons. J'ai bien d'autres choses à te raconter, des choses plus importantes que mes mensurations. Par exemple : Pierre Vial Lesou, c'est du tonnerre, du bonheur, de la pure, pourquoi n'essaye-tu donc pas, n'essaye donc tu pas, n'essaye pas tu donc, hein ?
Je sais, je sais, je me répète, ça saoule mais c'est nécessaire (ah ?). Disons, pour redevenir sérieux, qu'il y a des oubliés tragiques du roman noir - pas forcement pour les vécus mais plutôt pour les conditions de leur oubli - et que Lesou est de ceux là.
Un auteur injustement négligé. Un auteur que les spécialistes citent rarement - et lorsqu'ils le font, c'est toujours du bout des lèvres.
Pire, certains grincheux - et là, ce n'est plus de l'amnésie polie, c'est de l'assassinat - l'assimilent de temps à autres à un sous-Lebreton, un Lebreton du pauvre, un Lebreton de seconde zone.

Faudrait peut être pas abuser.
Lesou, c'est une toute autre came que Lebreton. Même origine chimique, résolument, mais effets différents. Époque différente surtout. Lesou semble porter le polar des truands vers le modernisme. Années 60. années 70. Lebreton, si tu cherches le chef-d'oeuvre, tu restera bloqué en 1953. C'est Du Rififi Chez Les Hommes. Et ce bouquin-là, ce monument, cet indispensable, c'est le niveau type de la moitié de la production à Pierrot. Quant à l'autre moité, elle vaut aisément Le Rouge Est Mis.
Voila pour le mètre-étalon. Rajoute à ça un premier bouquin, Le Doulos, magistralement adapté au cinéma par Jean Pierre Melville et maintenant, explique-moi pourquoi Lesou se la traine encore aux cotés des forçats en guenilles de la littérature poubelle ?

J'avance l'hypothèse du passage de la maison Gallimard au Fleuve Noire. Une transition qui ne pardonne jamais. Prends Serge Arcouet, Ange Bastiani, André Duquesne. Le marathon est meurtrier.
Peut aussi s'agir de l'effet José Giovanni. Un autre coup dur. Car c'est lui, c'est bien lui, aux yeux des critiques, le seul et unique héritier de Lebreton. Les autres peuvent crever, on tient la relève, mon pote. J'te jure, c'est du sérieux ! cui-là, Il a fait de la prison, il argotise simplet et il sait placer des mots à la suite. Houra collectif ! (En plus, t'imagines, Deuxième Souffle, c'est presque métaphorique...)
Calmez votre enthousiasme, les gars. C'est sacrement joli les poster-boys mais faudrait peut être penser aux copains. Lesou mérite bien mieux que son cachot de poussière.
Voila un styliste impeccable, un auteur viscéral, un raconteur implacable. L'architecture de ses intrigues est renversante de simplicité (ça s'appelle un polar, poulette) mais ses bouquins font toujours l'effet de couperets. La tranche est nette, sans bavure, la mise à mort, automatique. Elle en devient presque figure de style, surplombant toutes les autres. On trouve bien entendu les thématiques habituelles du polars à truands - amitiés viriles, trahison, évasion du ch'tar, vengeance tiède - mais le coup de la grande faucheuse reste l'axe primordial, la marque de fabrique, la signature que Lesou exécute au mont-blanc et uniquement pour les grandes occases.

Car chez Lesou, le bouillon de 11 heure est une affaire sérieuse. On ne clamse pas en deux lignes, on crève en cinq pages. Le plat est consistant. Le western spaghetti peut se rhabiller. Ce n'est pas une farandole grand-guignolesque, c'est un ballet cosmique, une distorsion temporelle. C'est Jeff Harles dans La Virgule D'Acier, le corps empli de plombs et qui ne se résout pas à tomber alors qu'il n'a plus rien d'autre à faire, c'est Viletti face à Favenin dans La Mort D'Un Condé et qui ne cesse de se relever pour honorer l'intégralité du barillet, c'est Roy dans Main Pleine qui virevolte dans les airs en cherchant à réparer l'inattendu outrage tandis que son corps se perce de toute part. C'est un souffle qui se repend à l'infini, une micro-seconde en suspension et les pages peuvent se tourner, la mort reste, elle crée son propre microcosme, elle subsiste comme subsisterait une impression rétinienne. L'artifice est saisissant, dépasse la simple tension narrative et oui, finalement, nous ne sommes pas très loin d'un Sergio Leone en apesanteur.
Je pense alors au duel final de Je Vous Salue Mafia, ce duel final et les coups de klaxons qui s'ensuivent, qui s'amplifient, qui étouffent le lecteur jusqu'au mot FIN. Dix pages en apnée. On comprend pourquoi Lesou scénarisa beaucoup pour le cinéma. Le sens du rythme est impartial... mais cela ne doit pas entacher la partie écrite, publiée, la partie litteraire de son œuvre.
Les bouquins de Lesou ne sont pas des brouillons de scénarios. L'homme a du style et des idées. Exactement comme Héléna, comme Bastiani parfois, comme Lebreton en Série Noire. Le moteur ne tourne pas dans le vide.
Je reprends l'exemple de Je Vous Salue Mafia. Il est difficile de croire que ce bouquin ait pu être écrit en 1964. Non pas pour son sujet, qui devance de presque dix ans la mode du tout Mafieux dans le roman d'action, mais plutôt pour son infrastructure narrative. Ces deux exécuteurs en route vers une mission d'équarrissage et qui échangent sporadiquement des réflexions sur leur vie, leur boulot, leurs aspirations.
Drame intimiste sur quatre roues avant déchainement d'ultra-violence mélodramatique.
Lesou ne fait pas dans le froid. Il ne fait pas non plus dans le détournement du genre.
Le genre, il le dépouille, il le gonfle, il le renforce à l'extrême et sans en dénigrer les éléments populaires. Je disais : Il modernise. Dans la forme comme dans le fond. Son argot est léger, ces artifices sont fougueux. Ce sont les même tragédies, mais jouées sur un nouvelle partition. Et dans le cas de Lesou, disons simplement que l'interprète est magistral.
Je m'arrête là.
Il y a beaucoup de choses à dire sur Lesou. J'en ai dit certaines. C'est mineur mais j'y reviendrai. J'essaierai d'en développer d'autres (par exemple Manchette / Lesou). En attendant, espérons que cette longue divagation ne fut point ennuyeuse pour vous et fera pour certains office d'introduction à un auteur d'exception étonnamment dénigré.

POLAR DE CHOC

CHANTEUR DE CHOC, RICHARD JESSUP
GALLIMARD / SÉRIE NOIRE # 487, 1959

Question : avez-vous déjà lu du Richard Jessup ? Non ? Je m'en doutais. Vous n'êtes qu'une bande de minables ! Non, non, ne vous indignez pas. La ration est collective. Je dois d'ailleurs bien l'avouer, moi même, un mois auparavant, je n'étais pas plus brillant que vous. Sachez-le. Jessup, c'était polop pour ma pomme. J'y comptais (vaguement) mais je n'en avais jamais pris le temps. Puis vint Chanteur De Choc et là, justement, on peut parler de choc.

Roman initialement paru en Série Noire dans la période très détectives privés de la collec' à Duhamel, et pourtant roman sans meurtre, sans crime, sans braquage, roman assez atypique donc, Chanteur De Choc raconte l'ascension fulgurante et machiavélique du jeune Walker Alise, apprenti Frank Sinatra de son état et prêt à tout pour réussir dans le show business. Prêt à arnaquer ses managers, à voler son compositeur, à monter sa propre maison de disque pour gagner plus et devenant, à force d'entourloupes, l'artisan mythique de son propre succès - mais tout cela sans crime, réellement.
Car les embrouilles, les magouilles de Walker Alise ne sont pas des crimes. Ce sont des procédés courant. Le lecteur pensera probablement à une version années 50 de Malcom McLaren faisant la tournée des labels avec ses Pistons. Blitzkrieg médiatiques, coups financiers, contrats bidons. "Sans oublier les principes qu'il s'imposait. Travailler dur, se montrer plus malin que les autres, exiger beaucoup, donner peu, se foutre de l'opinion, exploiter les gogos. Et bien d'autres encore."

L'histoire de Chanteur De Choc est donc très simple. Walker Alise monte comme un acharné, puis descend comme un malpropre. Gloire et déchéance. Une première partie ascensionnelle, un entracte - le chapitre 5, sublime, entièrement composé en dialogues - et un long épilogue contemplatif, à la symbolique presque christique et au spleen saisissant. "Je ne remonte pas la pente [...] je prends un tout autre chemin."
Le terrain peut sembler balisé, surtout à notre époque, mais Jessup traite son sujet avec une extreme finesse, ne montre rien du doigt, ne s'indigne jamais.
"Walker Alise avait si souvent menti dans sa vie qu'il ne distinguait plus la réalité de la fiction. Il en était arrivé à cette définition : la vérité, c'est ce qu'on arrive à faire croire aux autres."
Soutenu par cette légère étude psychologique, Chanteur De Choc se lit donc comme une jolie tragédie de poche et apparait comme un roman foutrement poignant car modeste et juste dans ses propos et étonnamment moderne dans son écriture et dans son approche d'un sujet pourtant bateau.
Un roman, surtout, que j'ai bien envie de trouver à l'égal du Horace McCoy de On Acheve Bien Les Chevaux ou du Linceul
. Une comparaison comme une autre, histoire d'enfoncer le clou, de claironner haut et fort que ce petit Série Noire est excellent. Et il le faut ! Car, contrairement aux deux classiques précités, Chanteur De Choc n'a pas été multi-réédité, n'a pas même dépassé son premier trimestre 1959 de dépôt légal et ne sera probablement jamais repris en Folio ou en Rivage.
Quant à Richard Jessup, si il n'avait pas signé Le Kid De Cincinnati, il aurait très probablement rejoint, aux USA comme en France, son roman dans les limbes de la littérature de genre, de la littérature jetable, cette gigantesque fosse commune oubliée et dans laquelle je me complais, puisque l'arpenter inlassablement revient à dénicher de temps à autres d'inestimables merveilles.

Chanteur De Choc en est une, indubitablement. Vous savez donc ce qu'il vous reste à faire.

AINSI SOIT ANGE BASTIANI !

NOUS IRONS EN ENFER ENSEMBLE, VIC VORLIER
FERENCZI / FEUX ROUGES # 14, 1958
LE TRÉSOR DES NAZIS, ANGE GABRIELLI
LES PRESSES NOIRES / POLICE # 13, 1969

Aujourd'hui, lorsque quelqu'un, un bloggeur, un hotu, un pauvre type en demande d'attention parle d'Ange Bastiani, c'est pour lui casser automatiquement du sucre sur le dos et faire gentiment reluire, après lecture du fameux article en ligne du Matricule Des Anges, la belle panoplie du Didier Daeninckx en kit, modèle ultime du Torquemada socialiste des préhauts de la littérature populaire.
Les gars qui s'attardent vaguement sur Bastiani, c'est toujours le même refrain, c'est la java des mecs outrés, c'est ennuyeux. On ressasse du vent, du vide, on s'ingénie à créer de toutes pièces un génie à bruler que, de toute manière, on ne lira jamais puisque, voyez vous, cette littérature ne porte désormais plus la digne odeur de poussière des greniers, cette littérature sent le charnier des caves où l'on torturait, elle sent la merde, l'abominable cruauté rampante des salauds ordinaires. Et Bastiani était un salaud. Un beau, un vrai qui, avec la bande à Bony-Lafont, se chargeait des sales besognes de l'occupant. Enfin, c'est ce qu'on dit. C'est donc que ça doit être vrai. Impossible de se tromper, non ? Comment ? Aucunes preuves ? D'autres sons de cloches ? Vous savez, Pierre Genève, ce n'est pas Patrick Modiano.

(pause)
Aux enflures dans le champ de tir : Ange Bastiani vous fait un bras d'honneur. Certains feraient d'ailleurs bien de (re)lire la lettre anonyme ouvrant le Ainsi Soit-Il de Maurice Raphaël. "On vous entend chialer et c'est pas drôle." Oui, je l'imagine bien, l'anonyme Bastiani, l'archangélique Raphaël, "quelqu'un qui vous veut du bien" signe-t-il en bas de sa missive, déféquant à la figure de ce non-lectorat en mal de scandale, de croustillant, de glauque, de graveleux, d'outrageant dans la culture. "Au demeurant, qu'ils aillent se faire foutre..." Ben Hur expédie les affaires courantes. Je le laisse s'exprimer.
" Moi, j'en ai marre d'être attendu au tournant, même par Dieu, si il croit me faire honneur...
...Des comptes, des jugements derniers ou pas, mais, foutre, des comptes, on cesse pas d'en rendre, toute sa vie. A tout, à tous. A l'état civil, à sa nourrice, aux pions, aux juteux, aux zautorités, aux gabelous, aux condés, aux curés, à l'État c'est moi, aux armes citoyens, aux marchands de soupe, aux dire son nom après dix heures, aux passons la monnaie...
Des comptes à qui ?... De quoi ?... Pourquoi ?...
On finira jamais d'être jaugé, jugé, pesé, étiqueté, toisé, arpenté, condamné, pestiféré, traqué, talonné, étouffé, embrigadé, caporalisé, imposé, contribualisé, stérilisé, azimuté, tondu, battu, cocu... alors, mille bastringue, c'est mon droit d'être pas content et de le dire.
- Ton droit, tu rigoles, quel droit ? Tu en as toi, des droits ?... en images, au cinéma, au musée Grévin, à la fête à Neuneu. Le droit d'être un trou-duc que tu as et celui de te faire bourrer jusqu'à l'os. Jusqu'à l'os, tu réalises, pas d'espoirs. "
à bon entendeur salut et classons le dossier. Parlons plutôt d'Ange et de ses petits polars de gare qu'il signa pour l'argent (et alors ?) après avoir remisé au vestiaire ses ambitions littéraires.
La semaine dernière, je m'en suis tartiné deux, sous pseudonyme. (Ange Bastiani sous pseudonyme, c'est un joli comble, pas ?)
Le premier, Nous Irons En Enfer Ensemble, signé Vic Vorlier, était plutôt médiocre. Un roman téléguidé mettant en scène le héros typique des œuvres Bastianiennes, narrateur première personne aux expressions méridionales, voyou reconverti et embarqué dans une sale affaire par une nana - quarantaine radieuse, froide et sensuelle, ancienne meneuse de revue reconvertie en femme du monde et marié à un gogo industrieux. La femme typique des œuvres Bastianiennes donc. C'est par elle que les pires malheurs arrivent mais Bastiani la décrit avec une étonnante déférence, une certaine fascination que l'on ne retrouve nulle part dans le roman noir à l'ancienne, qu'il soit français ou US.
Les femmes de Bastiani / Raphael, ce ne sont ni les nobles gagneuses soumises de Lebreton, ni les vamps homicidaires et venimeuses des polars à la Spilanne. Les femmes de Bastiani / Raphael respirent un amour vache étouffant et passionnel dans lequel le héros se piège de son plein gré, et c'est autour de cette impression que ses romans s'articulent. Il suffit de lire sa trilogie au Scorpion pour s'en convaincre. Ses quatre en Série Noire aussi. Ici, c'est un peu plus dilué, mais tout de même notable.
A part ça, je tranche, rien à sauver. L'intrigue est hautement prévisible, les retournements de situations se voient venir dix pages plus tôt et le final, forcement bâclé, laisse au lecteur l'impression d'inachevé typique de l'écrivain bouclant ses feuillets en catastrophe.

Inutile de perdre son temps, passons au suivant.
Le Tresor Des Nazis, donc. Signé Ange Gabrielli. J'en sens certains frémir d'avance. Bastiani + nazis, c'est un mauvais combo non ? Que nenni !
Moi, déjà, j'adore les nazis. Hola, attention ! Je parle des nazis dans la littérature. Que les esprits grincheux aillent se pendre dans la section commentaire, ici, on parle culture populaire débridé. Faudrait pas confondre, merci.

Ensuite, le roman est excellent - en tout cas, excellent en ce qui concerne le domaine du polar de gare vite écrit et vite lu, publié aux Presses Noires et calibré selon les attentes d'un lectorat en manque d'histoires de détectives privés sans trop de personnalité.
L'intrigue fonctionne d'ailleurs au minimum-syndical, reprenant jusqu'au final les grandes lignes de Nous Irons En Enfer Ensemble (un héros démêlant l'écheveau des sombres affaires d'un couple bourgeois) et accentuant le trait par une suite de scénettes classiques et éculées du polar à l'américaine : à tel instant, notre privé découvre un cadavre dans une pièce; à tel autre il se reçoit un coup sur le crane; le voila ensuite soupçonné de meurtre par la police; plus loin, une voiture roulant tous phares éteints le mitraille dans une ruelle sombre...
Tout a déjà été lu, des centaines de fois, archi-rabattu, digéré, ruminé, régurgité jusqu'à en perdre ses spécificités, sa couleur, presque son charme. Et pourtant, ça fonctionne. Le Tresor Des Nazis, fort d'un récit bien serré, swingue joliment, évite tous les écueils qui coulaient Nous Irons En Enfer Ensemble et fait montre d'un entrain assez peu commun en enchainant actions et retournements à une vitesse plus qu'acceptable tout en soignant savoureusement ses décors et ses seconds rôles.

Parole ! Voila un roman qui semble tout droit sortir d'une page des Mauvais Lieux de Paris. Entre les fetichistes de colifichets nazis hantant les puces de Saint Ouen, les goudous sadiques de montparnasse, les diseuses de bonne aventures aux halles, les escrocs, les jeunesses perdues, le lecteur en a pour sa galette. Et si l'histoire retient honnêtement l'attention, exactement comme un Richard S. Prather (idéal pour les grands trajets donc,) l'intérêt principal de ce bon Presses Noires réside indubitablement dans la description, mineure mais au ton assez juste, que donne Bastiani d'une faune marginale et de l'époque qui l'a engendrée.
Bref, une réussite étonnante pour un roman de gare aux accents extrêmement "campy", c'est à dire jamais sérieux, parfois grotesque mais toujours délicieux (et je parlais de Richard S. Prather, alors voila, Le Tresor Des Nazis, c'est du Richard S. Prather français !)
Quant aux 50 premieres pages et cette plongée dans une minable messe noire pour nazi de pacotille, si elles ne vous donnent pas le sourire typique du lecteur témoin d'un grand moment de littérature populaire, alors, dans ce cas, la preuve est faite que vous êtes un bien triste personnage. Nous n'avons donc plus rien à faire ensembles, adieu.

" Les seuls écrivains noirs que je connaisse et salue sont ceux qui, anonymes, furtifs, clandestins, calligraphient "Merde pour celui qui le lit" dans les pissotières, chiottes de gare, de caserne ou de bistrot. "
(Les deux extraits cités sont tirés de Ainsi Soit-Il, Maurice Raphaël, 1946-1947.)

TROMBINOSCOPE S.N.

Trois gueules, trois auteurs majeurs ayant débutés dans le polar en Série Noire (SN). Je donne les indices et vous me sortez les noms. Pensez à Questions pour un Champion. Vous en êtes capable, je le sais ! Ce n'est même pas difficile... allé, TOP !

Auteur au passé trouble et poète méridional, je me fais connaitre par des écrits fiévreux, rate le Goncourt, publie une trilogie noire abyssimale et surréaliste puis signe quatre romans en SN avant de partir voir ailleurs si l'herbe est plus verte. Tout comme mon compère André Duquesne, j'accumule les pseudonymes et petits éditeurs, m'acoquinant même avec André Guerber qui piratera bon nombre de mes ouvrages. Pécuniairement intéressé mais amateur de curiosités et de sensationnel, je dresse une cartographie des mauvais lieux français avant de sobrement quitter la scène.

Chantre du milieu, de l'argot et du verlen ("Verlen avec un e comme envers et pas verlan avec un a comme ils l'écrivent tous. Je les vois à la télé maintenant, les snobinards, ils chantent en verlen, ils s'en gargarisent...").
Parrainé par Marcel Sauvage, je débute à la SN avec un roman fondateur, essentiel, mythique. En signe deux autres puis part aux Presses de la Cité où je publie mes mémoires, quelques polars documentaires et un dictionnaire. Je retrouve Roger Duchesne pour Melville. Je scénarise un peu partout. Je voyage. Je donne dans le réchauffé en Un Mystère, je cède aux sirènes de la facilité et je termine chez Gérard de Villiers.

Je suis le grand oublié du roman noir français. Trois bouquins en SN, dont le premier adapté par Melville. Je passe ensuite au Caribou pour un titre. Continue au Fleuve Noir Spécial Police. Je donne alors au genre une dizaine de romans forts, précis et implacables. Artisan méticuleux, je suis connu pour cisailler des récits intimistes sur le milieu, la truanderie et les destinées tragiques. Scénariste pour Michel Deville, Raoul Levy, Yves Boisset, Claude Chabrol, Bruno Gantillon, je disparais sans crier gare à l'orée des années 80.
Mon nom est...
- - -
UPDATE :
comme l'a dit POP9, il s'agit donc de
1 : Ange Bastiani, 2 : Auguste Lebreton et 3 : Pierre Lesou.

TWO-GUN CROWLEY

CALIBRE 38, VICTOR ROSEN
GALLIMARD / SERIE NOIRE, 1951

Récit documentaire légèrement romancé, Calibre 38 (A Gun In His Hand en V.O.), seul texte que je connaisse de Victor Rosen, s'attache à retracer la dernière année de Francis Crowley, dit Shorty, dit Frank les deux feux - en anglais, Frank Two-Gun Crowley - personnage, véridique, étonnant et légendaire des jours de gloire du banditisme américain moderne.
"C'était l'époque où Dutch Schultz, Vincent 'Chien Enragé' Coil, Legs Diamond et la bande d'Al Capone tenaient le haut du pavé. Les trottoirs de New-York, de Chicago, de Kansas City et de toutes les grandes villes américaines, étaient transformés en stand de tir à ciel ouvert, où les hauts seigneurs des bas-fonds liquidaient leurs querelles de préséances et leurs litiges d'opinion. On faisait supprimer un ennemi pour cinquante dollars et, moyennant un modeste supplément, on pouvait faire sceller son corps dans un bloc de ciment et l'immerger sous dix mètres d'eau."
C'était donc 1931. Mais si le syndicat du crime, la vieille mafia, le futur grand syndicat, tenait le haut du pavé, Two-Gun Frank ne faisait pas parti des affranchis. Ni chapeauté par un caïd de la sulfateuse, ni drivé par des ambitions financières dévorantes, Two-Gun n'était en réalité qu'un jeunot au tempérament particulièrement turbulent, une petite gouape à fière allure, vaguement homosexuel, et se prenant pour un gros dur des quartiers pauvres, vouant une haine sans commune mesure aux flics et à l'autorité, sous quelque forme quelle puisse prendre.
Demi-sel plutôt marle aux intentions résolument ferme, petit nerveux rossant aux coins des rues sombres du Bronx pédérastes aventureux, fillettes de petites vertus et gamins presque-pubères, tout cela pour arrondir l'agrément de ses fins de mois, le voila qui, tout juste âgé de 18 ans et se rêvant un avenir forcement grandiose de ténor médiatique du macadam, part en croisade de déssoudage des forces de l'ordre - bille en tête et sans trop réfléchir aux conséquences, exceptées celles liées aux premières pages des journaux à fort tirages, son but semblant être de devenir le criminel le plus connu des états-unis.
"Ce garçon, de toute évidence, était un oppositionnel. Il avait le goût du conflit sous toutes ses formes, se battait pour le plaisir de se battre et ne s'embarrassait pas de justifier ses querelles."
La suite est de notoriété publique. Ainsi, après le siège dramatique de son domicile New-Yorkais par des hordes flicards enragés, Crowley termina majestueusement sa courte carrière d'ange exterminateur, de Pierre Loutrel décadent et pas fini, sur la chaise à chauffer, la chaise électrique.
Représentation parfaite et intemporelle du petit criminel sanguinaire, du tueur déraisonnable en butte au système, Crowley servit d'ailleurs d'inspiration pour le personnage de James Cagney dans le White Heat (L'Enfer Est à Lui) de Raoul Walsh.
Quant à l'année de ses sanglantes exactions (1931), elle
coïncide étrangement avec la sortie du Public Enemy (L'Ennemi Publique), un Cagney primordial, débutant par un avertissement affectant la fictivité du sujet et auquel on ne peut s'empêcher de penser en lisant Calibre 38.
"[Crowley] symbolisait son époque. Il était l'incarnation de cette Jeunesse Ardente qui eut Scott Fitzerald pour historiographe et qui se jetait à corps perdu dans le tourbillon dévorant de l'Ere du Gin et du Jazz. A la même époque, James Cagney révolutionnait les salles obscures en personnifiant, avec un réalisme brutal, le petit voyou impitoyable, ricanant, insolent, qui écrase un pamplemousse sur la figure de sa bien aimée et abat ses adversaires avec une désinvolture rageuse."
Comme document, sur la période, sur l'homme ou sur la truanderie en général, Calibre 38 est précieux, important, et même très appreciable - ni allons pas par quatre chemins !
Simple et dépouillée, bien que légèrement poussiéreuse, l'écriture de Rosen y est fort efficace et, excepté un final versant quelque peu dans un pathétique vaguement exagéré (mais aurait-il été possible de passer outre ?), l'auteur évite la plus part des écueils propre à ce type d'exercice.
Du solide, donc, sans grande originalité mais accompagnant parfaitement les fictions polardeuses US de la même période.