LE BUCHERON DE LA BAGATELLE

JIGAÏ, TIBOR TIBBS
EPP / EROSCOPE # 41, 1977

"Chez les samouraï de celluloïd, quand la mort redevient rite et la souffrance extase ultime" claironne l'accroche de couverture pendant qu'une jeune blondinette boit du coca à la paille. Avec des arguments pareils, je suis conquis d'office. Manque de bol, Tibor Tibbs est loin d'être aussi efficace que le packaging de son bouquin.

Si l'on doit nommer le défaut principal de Jigai, outre son rythme pachydermique et mollasson (j'y reviendrais), c'est la faiblesse des fondements de son intrigue. Voila un roman dans lequel une firme Hongkongaise réalise un film érotique censée illustrer un rite samouraï, le fameux Jigaï du titre. Hé oui, Tibor Tibbs confond production cinématographique cantonaise et pinku-eiga japonais. Étant donné l'antagonisme fondamental entre ces deux pays, c'est un peu balaud.
Mais Tibbs, il s'en fout. Ce n'est pas comme si il écrivait un ouvrage de référence sur le cinéma asiatique. Ou ce genre de machins d'intellos à la con. Jigaï, c'est pour les routiers, les mecs, les vrais, avec leur virilité bien serrée dans le falzar. Car la finalité exclusive de Jigaï, c'est le cul. Le cul pour le cul, le cul non-stop, le cul 24 heure sur 24. Et à ce niveau, faut pas chippoter, Tibbs fait preuve d'un énorme zèle. Il enchaîne levrette, pattes en l'air, sodomie et fellations sans discontinuer. Une scène n'est pas encore conclue que la suivante est déjà sur les rails. Sur 220 pages, dont 190 (au bas mot) de zizi-karate à go-go, la lassitude pointe bien vite son vilain nez. Forcement. Proposer une histoire passionnante dans de pareilles conditions - avec à peine une page ou deux de disponible par chapitre, le reste étant occupé par la bagatelle à tout-va - c'est pas très facile. Mais Tibbs semble tout de même y croire, dur comme fer. Et le voila qui se transforme en coureur de fond du roman pornographique.

Ainsi, Annie, l'héroïne qui aime les sucettes, se fait sauter à Londres, part à Honk-Kong, s'y fait sauter de multiples fois, est embauchée pour tourner dans un film où des asiatiques sautent et se font sauter avant de re-gagner Londres et d'y faire sauter par inadvertance un traffic de drogue.
Consciencieux jusqu'au bout du zob, Tibbs s'assure constamment que l'histoire se déroule loin des yeux du lecteur, préférant décrire, avec une minutie confinant à l'étude macro-biologique, les divers ébats et attouchements de ses personnages interchangeables. Les filles gémissent des "vas-y, plus fort, plus vite" pendant que les bonshommes enchainent l'abecedaire des positions et, une fois arrivés à Z, s'échangent pronto leurs partenaires. On remet donc le couvert, tous en cœur, à l'abordage. Des borborygmes (ho-hoooo ou anh-haaan) rythment alors une gymkhana endiablée jusqu'à ce que tout les sexes mélangés se déversent à n'en plus finir. Ce sont des torrents de fluides, des déferlements de sperme, de la lave en fusion éclaboussant le paysage hongkongais sur des kilomètres et des kilomètres, rompant toutes les digues et allant se plaquer, en bout de course et en multiples vagues, contre les parois de vagins non-identifiés, curés et récurés, à gauche, à droite, au centre et au milieu. Stupre et tremblement ! Tibor Tibbs est en proie à une véritable fringale sexuelle mais son lecteur baille d'ennui à s'en décrocher la mâchoire et faire péter la tranche du bouquin. La braguette, ce sera pour une autre fois. Jigaï est répétitif mais pas roboratif. C'est l'équivalent porno-litteraire des bruits d'oiseaux sur les disques de nature et découverte. On y fait pas gaffe, faut même être sacrement balèze, ou tordu, pour y entendre quelque chose.
Reste tout de même quelques petits paragraphes surnageant dans le bouillon incolore et inodore, des sommets de la poésie du chauffeur-routier, aussi fulgurante que débilitante, et où de mornes coïts bridés se transforment en incroyables expériences ultra-sensorielles.
Ainsi, mon passage favori (page 124) :
"Quelle félicité lorsque la love-machine de Bob se remet en marche sans le moindre raté ! L'enivrant balancement reprend, le va-et-vient recommence, Annie s'efface quand l'homme avance, elle avance quand l'homme recule, deux bucherons accrochés aux deux extrémités de la scie sous le même arbre, deux convives qui ne cessent de se passer pain, sel, beurre, roti, plat de légumes, plateau de fromage, de verser le vin dans la coupe que tend l'autre, à charge de revanche."
C'est beau, l'amour, la gastronomie, les troncs d'arbres. Putain, ouais, c'est vraiment beau.

Aucun commentaire: