BRUSSOLO, PAR LE MAUVAIS BOUT...

TERRITOIRES DE FIEVRE, SERGE BRUSSOLO
VAUVENARGUE / D.E.S.T.R.O.Y. # 3, 2008

La littérature populaire, ma bonne dame, ce n'est plus du tout ce que c'était. Ah, ça ! Regardez ce bon vieux Gérard De Villiers. Fini le faste des années 80 et sa multiplications à tout-va de séries à la con. A l'époque, le cochon de lecteur avait droit à Miss Flic, JAG, Service Action, Le Survivant, Les Anti-Gangs, Luis, Le Corse, L'Aventurier, Soldats De Fortune et bien d'autres joyeusetés en provenance directe des presses Plon qui encombraient de leurs 216 pages mensuelles à couvertures tapageuses très souvent aerographiées par l'indécrottable Loris les étals de supérettes, juste entre les légumes et la quincaillerie.
Aujourd'hui, c'est beaucoup moins reluisant. Faut se contenter, au detour de quelques maisons de la presse provinciales, d'un gros succès super-chiant (SAS) et de quatre rescapés encore en activité (Brigade Mondaine, Police Des Moeurs, Blade et L'Executeur).
Bref, c'est pas très folichon.
Du coup, vous pouvez imaginer ma surprise, fin 2007, en constatant que le catalogue GdV accueillait une toute nouvelle série. Des inédits de Brussolo qui plus est, un truc qui ne s'était pas vu, je dis ça de mémoire, depuis la mini-rupture entre l'auteur et le Fleuve Noir au début des années nonantes.
Mais j'ai rapidement déchanté.
Primo, les couvertures du bidule sont moches. Comme d'habitude, je peux dire : Merci Laudator. Ensuite, et c'est un peu plus grave qu'une gerbouille photoshopisée avec une suicidegirl à cheveux gras qui prend la pose, l'intitulé de collection est parfaitement ridicule. DESTROY ou Département d'Etude, de Surveillance Tactique et de Recherche Opérationnelles Y. Les acronymes ont la vie dure de nos jours et ça ne rassure pas vraiment quant au niveau d'inspiration actuel de Brussolo.
Mais là, je m'égare un tout petit peu... Reprenons.
Donc, DESTROY (Sigh... n'auraient-ils pas pu trouver un truc un peu plus fun, comme O$EX ou SCUM ?) fait dans l'espionnage vaguement science-fictif, du girls with guns à forts relents hi-tech ultra-fantaisistes. Des filles dopées à la nanotechnologie, capable d'affronter n'importe quelle situation par mutation physique, etc. Pour des informations plus précises, reportez-vous aux romans eux-mêmes. Passez directement au deuxième volume, La Prisonnière Du Ciel, une histoire assez sympathique fonctionnant comme un décalque à la sauce X-Files du Diable En Chapeau Melon et rappelant par quelques fulgurances, de-ci, de-là, que Brussolo, à l'époque bénie (non pas des colonies mais) d'Anticipation et de Présence Du Futur, était doté, si ce n'est d'un style exceptionnel, au moins d'une imagination délirante.
En bonus, on y dégotte, page 9, un excellent "résumé de l'épisode précédent" qui évitera à certains de se gourmander les 250 pages de cet ennui poli qu'était L'Homme De La Banquise, le précédent (et premier) volume de cette série.

Voila pour la mise au point. Le troisième volume - celui qui nous intéresse aujourd'hui - c'est une tout autre affaire. Malgré la mention "inédit" tamponné sur la couverture, Territoires De Fièvre n'en est pas à sa première jeunesse. On croirait presque être victime d'une farce comme Dermé et Guerber en avait le secret au temps de Bel-Air et Transworld Publications. Territoire, au singulier, De Fièvre est en fait le numéro 1251 d'Anticipation.
Excepté un joli mais inutile prologue et quelques menues modifications officiant comme raccords avec le background de DESTROY, la version Vauvenargue est à l'identique de celle d'époque. Tout juste un petit peu aseptisée par endroits.


Quel intérêt alors ? Aucun... à moins de n'avoir jamais lu le roman original. Car Territoire De Fièvre fait parti, aux cotés de Enfer Vertical En Approche Rapide ou Les Mangeurs De Murailles, des meilleurs romans de l'auteur. Sa période Anticipation années 80 : des récits extrêmement simples, poussant à bout les structures éprouvées de Gilles Thomas et Stefan Wul et les appliquant à une science-fantasy étrange et étouffante. Des romans de progression, du point A au point Z, des pérégrinations aux axes souvent arbitraires mais, comme dans un jeu de plate-forme, l'intérêt réside dans l'ensemble des tableaux contenus entre un départ et une arrivée protocolaire.
Et c'est cela qui est redoutablement merveilleux chez Brussolo. Il est pleinement conscient de ses mécanismes. Dans ses meilleurs romans, ceux cités plus haut par exemple, il va jusqu'à les mettre en scène. Le système narratif n'est plus alors un simple accessoire mais un phénomène excessif, un décors fou qui défini entièrement les enjeux de l'histoire.
Ce sont les cases de l'univers-appartement des Mangeurs De Murailles (premier Anticipation de l'auteur) qui se conçoivent aussi en étages de tortures dans l'Enfer vertical ou en régions corporelles et géographiques dans Territoire De Fièvre. Les personnages sont pris au piège d'un huis-clos mouvant, forcés à avancer. Et à chaque progression, à chaque niveau passé, correspond de nouvelles visions, plus fortes, plus dures, plus marquantes. Les motivations des protagonistes disparaissent. L'histoire s'efface. Le jeu se feuillette ainsi comme un catalogue d'atrocités baroques, de délires glauques et crasseux, montant - cela va de soi - crescendo.


Dans Territoire De Fievre, le plateau est donc un animal gigantesque dérivant dans l'espace en état d'hibernation.
"Une masse de viscères défiant l'imagination, des milliers de kilomètres d'intestins, de veines, d'artères, des fleuves de sang tour à tour engloutis et pulsés par un cœur aux dimensions de centrale hydraulique. Une véritable planète de chair vive, un astre organique ramassé sur lui-même, palpitant et grouillant. Un territoire vivant, un relief, un paysage, qu'un choc suffisait à marbrer d'une ecchymose !"
Des scientifiques y sont envoyés à fin d'étudier le phénomène et, forcement, victimes d'intoxications, tous deviennent fous. Chaque parcelle territoriale de la bête coïncide alors au royaume improvisé d'un groupe scientifique et à l'évocation de la déliquescence mentale, morale mais surtout physique des individus qu'il rassemble.
Brussolo est passionné par les métamorphoses corporelles, les aberrations physiologiques, les mutations improbables. Il faut lire, par exemple, son excellent Les Lutteurs Immobiles. Dans Territoire De Fièvre, il mélange cette thématique du corps - malmené, souffrant, dégradé - avec celle, plus contextuelle, du puzzle.

Le territoire de fièvre est un puzzle de chair dont le sol est fait d'une peau suante et moite, duveteuse par endroits, rêche à d'autres, avec des forets de poils gigantesques, des montagnes de rides, des plaies de graisses, des poussées d'infections bouillonnantes, des ulcères volcaniques, etc.
"La géographie de la créature prenait sous ses yeux l'aspect d'un territoire absurde où se côtoyaient condamnations à l'impuissance, à la colère perpétuelle, au rut permanent, à la fievre, au froid... Au fur et à mesure que l'analyse se complétait, le corps du monstre se muait en un sinistre jeu de l'oie où chaque case imposait une nouvelle mutation."
Il y a quelque chose du Ballard des débuts dans le Brussolo d'Anticipation, dans cette volonté de construire une histoire dont le seul et unique dispositif serait une suite d'évocations poétiques et répulsives rendues logiques par un environnement démentiel. Le procédé, répétitif chez l'auteur, a régulièrement des ratés. Je pense à Les Bêtes Enracinées ou Celui Qui Mordait le Ciel. Mais parfois, parfois, un roman de Brussolo produit l'effet magnifique d'une toile surréaliste éclaté à coup d'esthétiques science-fictive de série B. Et Territoire De Fièvre fait parti de ces inestimables réussites.
Quant à la version Vauvenargue, moins saisissante, elle peut faire office de palliatif si vous éprouvez quelques difficultés à dénicher l'original - mais ça équivaudrait un peu à saisir l'œuvre de Brussolo par le mauvais bout...

6 commentaires:

losfeld a dit…

Merci pour ce balisage brussolien, et cette fois je suis d'accord avec toi pour les couvs...

Blog Of Terror a dit…

super article:) j'adore particulièrement "Le système narratif n'est plus alors un simple accessoire mais un phénomène excessif". forcément excitant!!!

Anonyme a dit…

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Anonyme a dit…

Eh bien, très belle analyse. Je ne connais pas très bien l'oeuvre de Brussolo (j'ai du en lire un ou deux) mais ça donne envie de s'y plonger. Merci.

Kerys a dit…

…Elle le mérite. Le dernier qui m'a emballé est "La maison des murmures", avec ces intrigues à tiroir dont l'auteur a le secret. Par contre, ses "dossier 13" au Fleuve son un rien décevant…

ROBO32.EXE a dit…

ah oui, j'avais complètement oublié son récent 'retour' au Fleuve...