"ILS AVANÇAIENT VERS LA LUMIÈRE...

...SILHOUETTES DE MORT SOUS LA LUNE BLANCHE."

Le style est bien souvent la répétition obsessionnelle d'un schéma précis
.

C'est en tout cas ce que l'on pourrait affirmer au sujet de Pascal Marignac, dit Kâa, dit Corsélien, dit Béhémoth, auteur en plusieurs genres (polar, horreur, fantastique) d'un texte unique aux facettes multiples et aux détails infinis, un texte qui se rejouerait sans cesse pour mieux se briser et se renouveler, un texte qui étendrait ses variations sur le corps de 15 ouvrages, ressassant les mêmes scenes comme si il s'agissait là d'effectuer un effet d'hypnose littéraire.
Car la création tient parfois d'une étrange régurgitation et Marignac ruminait tout en distillant. Écrivain-alambic, il séparait ses obsessions pour mieux les faire bouillir à l'unité, 190 pages durant.

"Moi, ce qui m'intéresse comme problème général, exclusif, voire même philosophique, c'est le statut du mal dans le monde," expliquait Marignac dans un entretient pour le Bel effet Gore. "J'estime que c'est vraiment la seule question interessante. Parce que la vérité, on s'en fout mais la vérité du mal on s'en fout pas."
Et la vérité du mal, dans les romans de Marignac, ça pouvait tout aussi bien être les raisons qui font qu'un cadre d'entreprise se retrouve traqué par des pieuvres géantes que celles d'un architecte décidant d'en terminer avec ses ex-associés en leur assenant des coups de marteaux sur la tronche.
"J'avais conclu depuis belle lurette que la planète était devenue un asile d'aliénés : très Nietzschéen, ces jours-ci."
( Il ne faut pas déclencher les puissances nocturnes et bestiales )
Dans les romans de Pascal Marignac, tout pseudos confondus, le personnage principal se retrouve ainsi isolé face à des complots aux ramifications aussi étranges qu'impalpables. D'une certaine manière, il assiste à l'éclosion secrète du mal.
En lui-même ou chez les autres.
D'abord, il cherchera à comprendre puis, trahi par ses proches, entrainé dans les recoins tortueux d'une criminalité occulte, il se laissera couler dans un engrenage qu'il n'arrivera jamais à maitriser mais fera parfois semblant de combattre.
"Depuis le début, tout était bizarre, confus et inquiétant. J'étais le spectateur quasi passif de trop de choses qui se passaient autour de moi."
( Mental )
Et voila pour l'intrigue. Car il n'y en a pas.
"Qu'est-ce qu'on foutait là à glander ? " renaude le narrateur de Respirations de la Haine, pourtant en pleine action.
Ton mouchoir là dessus, bébé. Aucun scenario ne fut jamais nécessaire à aucun jeu de société. C'est une déambulation. La visite du musée de l'homme.
Le héros lance les dés, tombe sur une route. Il est en voiture, il roule. Il est à patte, il marche.
La structure scénaristique chez Marignac est une carte Michelin doublée de son guide culinaire éponyme.

"Je me retrouve tout le temps à être contraint de faire d'épuisants voyages. Et de jolis détours."
( Respiration de la Haine )
Joli détours, donc. Bonne chère et dégustations fermentées au programme.
Chez Marignac, on se flingue, on se baise mais on apprécie néanmoins l'art de la table et les manières gentilhommesques qui vont avec. Tel vin pour tel apéritif, tel plat pour tel repas et telles munitions pour tel calibre que l'on chambrera juste avant le duel de l'addition.
Et vas crever, ordure ! C'est la fusillade digestive, sauvage et meurtrière.

Gastronomie, alcools forts et armes à feu.
Les trois ingrédients d'une boucle littéraire qui se révèle en fait être ruban de Möbius - puisque, à ce menu, il faut aussi rajouter une fine torsade philosophique.

Pascal Marignac transformant sa profession première en une matière sertie du même qualificatif numéral.
Matière première, matière grise : Ses personnages aiment à raisonner. Ils s'étendent, l'espace de quelques lignes, en considérations perspicaces sur un quotidien de plus en plus biscornu. Des impressions assenées en cadence, entre folie assumée et désenvoutement du réel. La pensée tranche sans que le rythme ne flanche.
Et si le néo-polar post-Manchette fut ouvertement Spinoziste, Marignac se revendiquait plutôt - n'en déplaise à certains - vigoureusement Hégelien.
"Il y a, dans la loi du talion le début d'un droit, note Hegel, judicieux à son habitude. Puisque je ne fais qu'ôter à autrui ce qu'il m'a ôté."
( Respiration de la haine )
Oui, chez Marignac, tout relève de la vengeance. Probable que cela avait partie liée avec la question du mal. Se venger du mal ou faire le mal en se vengeant.
On tue des abstractions (comme l'auteur se plaisait à l'écrire) tout en se ressassant du Kant dans les méninges. On tue son prochain pour assouvir de noires pulsions. On équarrit en masse tout en se situant résolument en dehors de l'espace social.
Citoyen du rien sinon de sa propre trajectoire : droit dans le mur.
Et alors que la litterature noire francophone plantait délibérément son drapeau dans une idéologie d'extrême gauche aux figures largement établies (et depuis fortement érodées), Marignac, lui, préférait jouer avec les braises d'un anarchisme de droite aussi insaisissable qu'un adroit zig-zag entre une basse misanthropie crasse et de vrais dégouts lucides.
Soit :
Tous des cons.
Tous des cons sympathiques.
Tous des gros cons doublés de sales traitres.
Les saillies peuvent lasser mais l'environnement décrit se prête largement à ce travail d'abattage. Une bourgeoisie fantasmée prend les armes, le pouvoir se désagrège et des truands de papiers se découvrent de nouvelles ressources dans lesquelles l'intellectualisme le dispute à l'appât du gain.
Néanmoins, restons clair : chez Marignac, aucune idéologie n'est jamais avancée et aucun cul-de-sac réflexif ne se voit proposé.
Tout est merde et merde je suis.

"Je n'énonce pas de jugement sur cette société, sur le bien et le mal, je ne suis pas flic, moi."
( Il ne faut pas déclencher les puissances nocturnes et bestiales )
Surtout, pour paraphraser Theodore Sturgeon, si 99 % de tout est de la merde, alors 99 % de la merde est vraiment de la merde.
Chez Marignac, le héros revendique son 1 % de merditude non merdique. Il est dans la même mélasse que les autres mais l'individualité, la fortune et la folie aidant, il cherchera continuellement à s'élever au dessus de ses pairs.

"Tout le monde avait peur. Univers collant de choses pas dites," écrit l'auteur dans Il ne faut pas déclencher les puissances nocturnes et bestiales, son plus beau polar - en tout cas, son plus abouti.
Titre sublime, aussi - Poésie d'un slogan extrait du roman : une phrase qui fait mouche et se voit placée en avant. Étendard de de la dinguerie assumée.
Silhouettes de mort sous la lune blanche,
On a rempli les cercueils avec des abstractions,
Bruit crissant du rasoir sur la peau,
On commence à tuer dans une heure,
Et puis les chiens parlaient...
C'est la violence et la brutalité, sans cesse contre-dites par des manifestations poétiques. C'est l'alliance infernale du roman de gare distractif et de l'ironie socratique d'un orfèvre de la prose.
Disons : Soren Kierkegaard usinant des Répétitions sous forme de Série Noire glauques et machistes à l'extrême.
"Je me sentais force pure, je dis :
- Tous les orifices de ton corps vont me servir."
( Le marteau )
Et c'est en cela que Pascal Marignac mérite, malgré quelques romans un peu faibles, toute l'admiration du lectorat moderne amateur de cette litterature des marges.
Car ce grand écart qu'il effectue sans sourciller, ce n'est pas du tout venant. Table rase des goûts et des convictions. Le voila braconnant concomitamment les friches littéraires de Jean-Patrick Manchette et de Peter Randa.
La combinaison laisse songeur - Manchette et Randa.

Un gaucho et un facho. Un écrivain génial outrancièrement encensé et un scribouillard de gare mollement oublié.
...et pourtant aucun autre amalgame littéraire ne reflète avec plus de justesse le style Marignac.
Manchette et Randa.

Le premier apportait au polar l'excellence stylistique et la compréhension tortueuse du réel, le second y cautionnait l'automatisation du poncif et la linéarité d'une intrigue pouvant re-servir à l'infini.
Car comme tout artisan du roman populaire cherchant à assurer ses arrières à moindre frais, Randa tailla l'ensemble de ses romans selon un seul et même patron, régurgitant (exactement comme Kââ, mais sans la grâce) les mêmes histoires et les mêmes personnages dans un même environnement - tout cette parade effectuée dans le seul et unique bût de se faire plaisir, d'écrire pour écrire, d'écrire et de chier de la prose jusqu'à y affuter des séries de sentences aux tournures reconnaissables entre mille.

"On était faciles à suivre : on laissait des cimetières complets derrière nous."
( Silhouettes de mort sous la lune blanche )
Marignac, Kââ, Corsélien, Béhémoth, eux aussi sont faciles à suivre - "Ils avançaient vers la lumière, silhouettes de mort sous la lune blanche" .
..et la litterature noire leur appartenait.


Certains grincheux rétorqueront peut être qu'il y avait, chez cet auteur, plus de formes que de fond.
Ils n'auront pas forcement tort - mais à mes yeux, le fond n'évoque jamais rien de bien positif.

Le fond, c'est par exemple la fin de cette bouteille.
Et c'est aussi la fin de ce billet.
Et même si, "en général, dans les histoires de fous, à la fin, ça prend un sens, une image générale se dessine..."
ici...
...non.

4 commentaires:

artemus dada a dit…

Je me souviens avoir lu Mental, il y a quelques années, une réédition à ce moment-là, et d'avoir beaucoup aimé, voire adoré ce roman. Je m'étais dit "va falloir en lire d'autres de ce KÂÂ" et puis le temps a passé ... Merci de me le remettre en mémoire amigo !

Kerys a dit…

Perso, j'en ai lu plusieurs il y a un paquet d'années, qui sont toujours à me narguer sur les étagères, à me dire "relis-moi, ne reste pas sur une vieille et bonne impression"… Ce moment se rapproche !

MEDUSA FANZINE a dit…

je n'ai lu que du " Corselien", je vais me pencher sur ce Kââ !

http://tuquoquemiamici.blogspot.com/ a dit…

Merci de ce long article - très détaillé comme d'habitude, une de vos nombreuses qualités (l'autre étant un humour qui tache) - article qui met bien en exergue la profondeur de cet auteur, dont on aimerait que ses romans soient republiés.
Comme pour tous les écrivains que j'apprécie, je garde deux exemplaires de chaque texte, au cas où... C'est dire que je le tiens en haute estime.
Chacune de ces histoires distille effectivement une ambiance profondément désespérée, mais il me semble que c'est surtout dans ses "Gore" que Corsélien est allé le plus loin. "Bruits crissants..." avait été pour moi une vraie claque et j'ai eu du mal à m'en remettre (ça m'avait d'ailleurs poussé à arrêter d'écrire un moment, écoeuré que j'étais par ma pauvre prose). Je conseille donc à vos fidèles lecteurs de suivre vos conseils de lecture qui, "as usual", sont d'une précision et d'une clarté confondantes.