RETROSCOPIE D'UNE ÉPOQUE RÉVOLUE

CINÉ X, PAT DELBE
EPP / EROSCOPE # 58, 1978

Si je ne devais en emporter qu'un seul sur une île déserte, ce serait celui-ci. Ciné X, par Pat Delbe - pseudonyme de qui ? Je ne saurais dire. Eroscope, dans sa présentation de quatrième de couverture, parle d'un "poète qui mène par ailleurs une brillante carrière de journaliste et d'écrivain." Ça nous avance pas trop. C'est même ennuyeux. Les candidats sont nombreux au portillon. Une chose est sure, il ne s'agit pas de Bouyxou. Une autre certitude : Pat Delbe écrit bien, très bien. Parfois même un peu trop bien mais on va pas aller le lui reprocher. Ce serait stupide - pour une fois qu'un style sort de la masse des priapes érigés et des fentes humidifiées, tout ce décorum faussement grossier et véritablement pataud, sans pour autant renier les audaces d'une écriture brute et intense.
Delbe fait dans l'éclatement, la plume fragmentée et brève comme sous le coup d'impressions vives. Ciné X est un ouvrage quasiment immersif. Un Éroscope unique. Le seul à ne pas faire dans la fiction, le polar porno, la romance hardcore ou les confessions factices. Si on devait le rapprocher d'un genre, ce serait celui des Mauvais Lieux de Bastiani. Et d'un ouvrage en particulier, ce serait celui que Jean-Louis Brau consacra au Swinging London.


L'accroche de couverture de Ciné X indique "Le Petit Manuel des Usagers du Hard." Il s'agit plus exactement d'un témoignage, l'instantané d'une époque très précise : 1975/1978, soit l'age d'or du cinéma X avant la dégringolade amorcée par les lois fiscales de 1976. Une période où Brigitte s'écrivait Lahaye, et n'avait pas tournée dans le définitif Je suis à prendre. "[Elle] ne parait pas concernée. Elle se suicide d'ennui. Surabondance de longs plans inutiles et touristiques, va-t-elle bailler de lassitude. C'est dommage car nous avons sous les yeux une plastique non négligeable, largement au dessus de la moyenne," écrit Delbe au sujet de celle qui évoluait encore dans l'ombre d'Erika Cool et de Martine Grimaud.
Une époque surtout, où les salles de projections pullulaient dans toute la France, enchaînant de la bobine cochonne non-stop, de dix heures et quart à minuit passé. Les plus accros se les envoyaient toutes d'un coup un seul, en une demi-journée et sans interruption. "Centralisation des insomniaques, meeting des noctambules de la bagatelle." Delbe évoque son errance hebdomadaire. Le mercredi et ses nouveautés. L'officiel du spectacle et ses carrés blancs. La recherche hagarde d'une perle cinématographique pour plaisir (presque) solitaire, puisque les autres sièges sont occupés par des couples bourgeois échangistes, des émigrés (Francis Leroi : "quand le gouvernement va [les] renvoyer [...] chez eux, ça va être un coup terrible pour le porno"), des petits types honteux en gabardine grise, des clochards (qui litronnent "goulument avant de passer la journée entière affalée dans les mezzanines"), des étudiants qui rigolent, des hommes d'affaires qui tuent le temps entre deux réunions ou bien passent en douceur leur pause de midi, attaché-case entre les jambes, braguette entre-ouverte. Tous concentrés sur leurs techniques onanistes (tourniquet indien, fleur de lotus, toupie chinoise) puis osmose générale dans l'orgasme, calquée sur l'écran, sur les acteurs. La grande communion du foutre, en quelque sorte.
Et Delbe décrit tout cela de façon parfaitement subjective. C'est fascinant, comme un assemblage ordonné de réflexions sur des parcours mille fois empruntés. Le journal intime d'un habitué pointu et curieux. Le pèlerinage des pornophiles passionnés.
Ainsi, des petites salles miteuses de la périphérie aux nouveaux complexes haut standing des grands boulevards, Delbe dresse, dans la première partie de son ouvrage, une topographie sentimentale des lieux de diffusion parisiens. Le Midi-Minuit "donne des signes d'essoufflements." Le Ritz est un "lupanar royal" - "l'attraction est avant tout dans le salon." Le Pacific diffuse trop de softs mais "la tendresse du lieu colmate ses défaillances." Le Delambre est "trop élégant pour le grand frisson." Le Gaité évoque le "souvenir cuisant d'un mordu de football qui avait apporté son transistor. Bénazéraf et Saint-Etienne en surimpression cohabitent mal." Les toilettes du Vedettes sont "irréprochables," ce qui n'est pas le cas du Ciné-Nord dont le réglage de l'objectif laisse lui aussi à désirer. "Une heure trente de flou artistique donne parfois des pulsions meurtrières."


Après la population et ses points de visionnages et/ou d'asticages fétiches, c'est au tour de l'industrie mondiale du mirage sexuel sur pellicule d'être passé au crible. Le topo global est rapidement envoyé. L'Italie, l'Allemagne et la Grèce sont à éviter, les valeurs sures restant les États Unis et la Suède. La France a droit à beaucoup plus d'égards, approximativement 60 pages d'une étude là encore très personnelle.
De Michel Gentil, Delbe regrette ainsi "l'époque bénie où Rollin signait ses films et faisait pleurer Joëlle Coeur dans les brumes d'une île sauvage." Il note que les navets de Bénazéraf "sont [désormais] plus fréquents que ses réussîtes." Burt Trabaree "donne toujours une bonne cuvé par année." Jean-Claude Roy est un "honnête artisan." Puis concède quelques lignes au softcore. "L'érotisme maléfique" de Michel Lemoine "vieillit mal." Max Pécas est "empêtré dans une morale antédiluvienne liée à l'expiation chrétienne."
Les avis semblent parfois rudes mais sont toujours emprunts d'une grande passion. Delbe ne fait pas dans l'exécution massive. Il n'y a ni consternation, ni acharnement cinéphilique dans ses notes. Au contraire. Il ne s'agit que de la mise au point d'un amoureux fou face à une production quantitativement gigantesque et dans laquelle il serait facile de perdre pied. C'est aussi cette citation empruntée à un spectateur anonyme au détour d'une file d'attente : "Le moins bon des pornos est toujours meilleur que le dernier Lelouch."

Après un intermède poussif et probablement monté de toute pièce ("Une Journée de Tournage" - je doute fortement qu'un réalisateur puisse déclarer à Alban Ceray que le cadrage de sa bite en érection ressemble au début de Citizen Kane), Delbe clôture son ouvrage par quatre interviews. Deux spectateurs masculins, un producteur/réalisateur (Francis Leroi) et une actrice anonyme. Et lorsque l'auteur questionne cette dernière sur ses loisirs en dehors du hard, elle repond : "oui, je vais beaucoup au cinéma, l'autre..."

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Eh bien, très belle critique : ça fait envie... Il va falloir que je me penche sur cette oeuvre et sur son mystérieux auteur...

Clifford Brown a dit…

J'ai aussi ce petit bouquin très étonnant. Le chapitre où toutes les salles porno de la capitale sont repertoriées et commentées est hallucinant, les portraits de réalisateurs et d'actrices sont souvent drôles et assez justes.

losfeld a dit…

j'aurais pas imaginé trouver ça chez Eroscope... La chasse a commencé. Super chronique, merci.

Rico a dit…

Ce livre, effectivement passionnant et très bien écrit a été écrit par Patrice Delbourg par ailleurs régulier de l''émission littéraire de France Culture "des papous dans la tête"

http://www.patricedelbourg.net/

ROBO32.EXE a dit…

OH ! Mille merci pour cette très précieuse information, Rico !