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L'ENVOL DE LA LOCOMOTIVE SACRÉE, RICHARD A. LUPOFF ÉDITIONS OPTA / ANTI-MONDE # 5, 1973

Ce n'est plus à prouver, Opta Anti-Monde est une collection foutrement géniale. Tout intrépide de la bouquinerie un tant soit peu versé dans la spéculative y a certainement découvert deux John Sladek fondateurs, un Ron Goulart très sympa, un Lafferty grandement allumé (holala !), un Adolf Hitler signé Norman Spinrad, quelques nouveaux classiques reposants et pas mal de bidules étranges, joliment iconoclastes, comme cet Envol De La Locomotive Sacrée signé Richard A. Lupoff (rock critic californien, fanzineux légendaire, spécialiste de E.R. Burroughs et H.P. Lovecraft) et que Michel Demuth, le directeur littéraire, qualifiait à l'époque de décoiffante étude sur la synthèse analogique et le bruit dans la science-fiction. Ce n'est pas vraiment ça mais comme phrase, ça racole sévère et c'est nécessaire.
D'ailleurs, Demuth confia à Yves Fremion, dans les pages d'un Actuel spécial S-F Parano, que L'Envol De La Locomotive Sacrée constituait l'une des ventes les plus solides de son catalogue - cela étant dû aux rapports pop psychédélique et fiction underground que le roman développait avec brio.

L'Envol De La Locomotive Sacrée, c'est donc le futur des early seventies. C'est 1985 et tout va mal puisque le monde est approximativement comme nous l'avons toujours connu. Sale, puant, bordélique, délirant.
Les nazis occupent en secret l'amerique du sud, le moyen-orient est déchiré par de fausses guerres inter-territoriales pour rassurer l'opinion occidentale, le hockey sur glace est devenu un sport à main armé, la
grenade à fragmentation remplaçant ce bon vieux palet de bois poli, et le rock psychédélique a, encore et toujours, le vent en poupe.
Distorsions cosmiques à tout les étages. Les rues sont ornées de portraits géants de Timothy Leary ou de Jerry Cornelius, les gens s'envoient en l'air chimiquement et Freddie Fong Fine, "
pseudo-adolescent, homme-enfant de trente ans, racaille gauchisante, suceur de came et dingue de musique, peau jaune, cheuveux roux bouclés, habillé mode, symbole de l'avant-pointe,[...] héros d'une centaine d'aventures sur une dizaine de continents", Freddie Fong Fine, donc, détourne un boeing trans-orbit.
À son bord, le Captain Carter, pilote nain doux-dingue et rétrograde, Pat Plaf, la charmante hôtesse du septième ciel aux tenues ultra-wizzz ("ses mules émettaient des éclairs d'un bleu-vert glacial alternant avec des agrandissements de dessins pornos classiques de Crumb"), et surtout, bien installés dans les derniers fauteuils de l'unique classe grand standing de l'appareil, les cinq membres de la Locomotive Sacrée. Max Marx, Bonzo Borzoï, Clark Elmore et Sol Hayakawa. Le plus grand groupe de tout les temps, aux dires des modettes branchées super-pointu de cette dimension - du genre Mavis Montreal, l'énorme groupie pré-pubère de la Locomotive. Une insupportable petite peste débarquée passagère clandestine du boeing trans-orbit à la vue et sus de Freddie.
Mais, au fait, pourquoi Freddie les a-t-il kidnappés, ces quatre zigotos de la déjante symphonique improvisée - et avec eux, toute cette compagnie improbable ? Pour bénéficier d'un interminable jam de noise douce au dessus de l'atmosphère terrestre, entre les débris brulants de satellites oubliés et autres déchets volants non-identifiés ? Pour réaliser pleinement les géniales incantations du Starship des Motor City 5, que ce bouquin semble d'ailleurs suivre au pied de la lettre ? Pour tranquillement déglutir des buvards et respirer de l'oxygène pur ?
Pas uniquement.

Car Freddie Fong Fine, derrière des abords débonnaires, est en fait un agent secret à la solde du M.A.I.S. E.N.C.O.R.E., acronyme pour l'organisation des Anti-Impérialistes Stalinistes Exilés Neo-Communistes Orthodoxes Révisionnistes Étatistes. Sa mission ? Démasquer le membre de la Locomotive Sacrée qui dissimule un agent adverse du groupe B.O.U.G.N.O.U.L.E., Bataillon Organisé pour l'Union et la Gestion Noires des Ouvriers Universalistes Libertaires et Extrémistes.

"Oh, Seigneur ! Pourquoi n'écrivent-ils donc plus ces bons vieux romans bien carrés qu'on écrivait autrefois ?" s'exclame un ronchon dès le second chapitre.
Pas de chance pour toi, coco, ça dégénère radicalement les pages suivantes. L'avion s'écrase en pleine mer. Notre fol équipage se retrouve séparé par les affres de la vie. Freddie Fong Fine court après des espions ennemis à travers un New York ethniquement transfiguré. la NASA se prépare à envoyer la première expédition féminine sur Mars. La Locomotive Sacrée joue dans un stade bondé aux cotés de Moonchild et les Cyclamates et de Curtis Newton et ses Futuremen. La fin du monde est annoncé par un révérend de la Sainte Église Universelle.
"
La fin du monde ? Impossible, je viens tout juste de renouveler mon abonnement !"

Dans la grande tradition des Dangereuses Visions, Richard Lupoff brouille son texte et fait de la science-fiction comme Guy Peellaert faisait du comic-book avec Pravda ou Jodelle. Ou Samuel Delany du porno avec Vice-Versa.
Sa Locomotive Sacrée pourrait même passer pour l'équivalent rock psychédélique (et non pas progressif, non, non, surtout pas !) du Novö-Vision de Yves Adrien, les penchants auto-fictionn
els en moins, la spéculative en plus.
On y trouve, pèle-mêle, passés à la moulinette fuzz halucinatoire et rigolarde de Lupoff,
les penchants pour l'espionnite illogique et les aventures tarabiscotées d'un Ron Goulart, les coïncidences improbables et métaphysiques d'un John Sladek, les flashes informatifs du John Brunner de Tous À Zanzibar, humouristiquement détournés.

"Wow babies, ça balance dément, non ? Flingues, fesse, drogue et rock. On peut pas trouver plus 1985, non ?"
En effet.
Et si je devais ne retenir que deux petites choses de cet Envol, ce serait cette description parfaite et phénoménale d'une montée d'acide, la plus poignante qui m'ait été donné à lire, page 145 à 152, et cette saine déclaration que Freddie Fong Fine, dix ans plus tôt, hébergé par la famille Parker à Poughkeepsie, compté de Dutchess, USA, fait à sa petite amie :
"
Je m'en vais parce que je ne peux plus supporter l'idée de faire partie de cette énorme machine sans âme qui emploie un demi-million de bonshommes à fabriquer des demi-verités, des demi-mensonges, des vérités bien triées, des vérités qui mentent."

Richard Lupoff, malgré quelques 20 bouquins publiés aux Etats Unis, ne fut traduit dans notre langue qu'une seconde fois (un très beau roman sur les comics de super-héros du golden-age, Trinité, en Masque SF) avant d'être jeté, à l'orée des années 80, dans les oubliettes d'une édition science-fictive française devenue trop sérieuse, comme cherchant à expier du trop plein d'extravagance new-thing de la décennie précédente.
L'Envol De La Locomotive Sacrée ne connut par la suite aucune réédition. Un bien triste gachis. Il s'agit là de l'unique exemple, à ma mémoire, d'une S-F groucho-marxiste drôle et toqué, obsolète et plus féroce, plus juste, plus forte dans sa représentation idéalisée (?) des années 70, et du monde en général, que les 120 minutes de Zabriskie Point, l'explosion totale avec focales multiples et longs ralentis inclus.
Mais surtout, il s'agit d'un roman à l'inutilité magnifique, rayonnante même, et l'inutilité, à ce niveau-là et pour tout mammifère post-industrialisé appartenant à la classe moyenne et mordu de culture pop, l'inutilité est terriblement essentielle.

3 commentaires:

Clifford Brown a dit…

Tu aurais fait un sacré bon attaché de presse chez Opta ! Bon, dès demain je cours chez mon bouquiniste spécialisé S.F. !

Blog Of Terror a dit…

Parfait:)

Kerys a dit…

On ne dira jamais à quel point les acronymes délirant sont source d'intenses prières hallucinées à Sainte Migralgine, patronne des traducteurs…