ÇA S'TERMINE TOUJOURS MAL [BIS] !

NE MARCHEZ PAS SUR LES CADAVRES, ARCHIE KAYE
ÉDITIONS LE ROND POINT , 1949

Selon la célèbre formule attribuée à Raymond Chandler au sujet de l'importance des textes de Dashiell Hammett, le crime avait été sorti de son vase vénitien et foutu dans le caniveau - et pendant près de 20 ans, suivant les traces du maitre, des hordes de petits génies, de modestes artisans et de pisseurs de copie fauchés s'étaient acharnés sur ce cadavre, le triturant sous toutes les coutures pour y trouver quelques nouvelles formules promptes à raviver l'intérêt du lectorat et de la critique...
...jusqu'à, finalement, se rendre compte que ce qui importait véritablement n'était pas ce crime que le caniveau charriait mais bien le caniveau en lui même, avec son eau fangeuse, sa pourriture et ses immondices.

A ce jeu de plongée en apnée dans les territoires troubles de ces "babels vertigineuses et systématiques", les auteurs français se révélèrent particulièrement doués - la nausée étant une tradition nationale - et le roman noir se transforma, de 47 à 54, en une mosaïque de violence et de sexe sur fond de "cafard existentialiste."
On pourra citer, dans ce genre où l'intrigue disparait sous la crasse poétique ou complaisante des bas fonds de l'âme, les trois Maurice Raphaël (sublimes), les Forrestier (assez peu lisibles) et l'incroyable Festin Des Charognes de Max Roussel aux éditions du Scorpion, le Salauds ! de Anta Grey, l'inouï Ne Sont Pas Morts Tous Les Salauds de Ernst Rato ou bien encore certains Serge Arcouët (sous le pseudonyme de Terry Stewart) aux éditions du Condor.

L'exemple d'aujourd'hui est plus mineur - plus obscur aussi : Ne Marchez Pas Sur Les Cadavres (et de son faux titre américain : Don't Tread On Corpses) adapté par un certain E. Pillet aux éditions du Rond Point n'a pas fait école et ne refera surface dans aucune histoire de la littérature - à part peut être celle des poubelles, si je l'écris un jour.
Le roman s'ouvre sur une scène typique du contentement lugubre et malsain propre au genre. Un jeune homme étrangle un employé d'une compagnie ferroviaire et, ce faisant, découvre la jouissance dans tous les sens du terme.
"L'éjaculation, loin de l'apaiser, avait fait lever du tréfonds de sa conscience, en même temps que la terreur de son geste, un goût meurtrier, intimement associé à cette initiation sexuelle."
La suite se révèle moins tordue mais les éléments essentiels de sexualité et de violence entremêlés restent palpables.
L'intrigue, quant à elle, est inutilement tortueuse. Probable que Ne Marchez Pas Sur Les Cadavres ne sait pas trop quoi raconter, en dehors de l'errance formaté hard-boiled US de quelques désaxés.
Les femmes s'y font donc insulter ("Sale traînée, poufiasse vérolée à dix cents, putain, je vais te montrer...") et les hommes souffrent avec le lyrisme de la pauvreté ("[...] plus que la douleur, le sentiment de son impuissance lui faisait monter à la bouche une écœurante nausée, un goût de fiel collant sa poussière de cendre froide à la pulpe sèche de sa langue.")
L'ensemble, poésie du vide de commande, se structure mollement autours des actions et turpitudes d'un gang de criminels. Deux chapitres sont écrits à la première personne mais l'ouvrage ne tient pas, ne développe pas de héros, ne s'attarde juste que sur quelques tristes figures désincarnées, phantasmes glauques du gare d'époque : lesbiennes, putes, tueurs, malades mentaux - l'accent étant parfois mis sur une volonté d'émuler le premier Vernon Sullivan (chose que le titre ne cache pas) avec la présence de personnages de couleur, victimes consentantes d'un racisme de pacotille.
Le final est bien entendu tragique. Éros et Thanatos s'y consomment mélangés - c'est le point d'orgue d'un roman ayant à de nombreuses reprises trébuché sur ses propres constructions, constamment aspiré par le trou noir de l'absence d'ambitions, mais demeurant néanmoins fort touchant par endroit, voire même assez prenant dans son assemblement hétéroclite de clichés noirs.
Ce n'est donc pas un bijou, ce n'est donc pas une perle non plus, mais en grattant un peu, on découvre un beau caillou aux formes plus complexes que ce que les reflets du caniveau laissaient entrevoir.

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