LE DÉJEUNER DANS LES RUINES

LA DÉFONCE GLOGAUER, MICHAEL MOORCOCK
CHAMP LIBRE / CHUTE LIBRE # 9, 1975

A la fin de son (excellent) roman Voici L'Homme, Michael Moorcock avait laissé Karl Glogauer en fâcheuse posture.
A vrai dire, son héros, je le pensais mort - et il devait surement l'être, suspendu crucifié aux cotés de deux voleurs après avoir demandé à Judas de le dénoncer aux soldats romains.
("J'ai rarement vu une histoire s'effondrer lamentablement sur des prémices aussi prometteurs" écrivait Jacques Sadoul, qui n'en était plus à une connerie près dans son Histoire de la Science-Fiction Moderne)
Pourtant, trois ou quatre années plus tard, voici revenir Karl Glogauer - Glogauer le raté, Glogauer le juif pénitent, Glogauer le "jeune homme vaguement miteux, en veste de tweed défraichie et pantalon de flanelle froissé."
Il déjeune à Londres. L'année est 1971. Il rencontre un grand noir, passe la nuit avec lui, à faire l'amour, tout en divaguant au fil du temps tel un Billy Pelerin new wave.

Karl Glogauer baise et Karl Glogauer, en simultané, grandi dans des époques passées. De 7 ans à 51 ans. De 1871 à 1991. Il assiste à la Commune, monte dans le train de Makhno, aide des soviétiques à Londres, tue des Vietnamiens, lance des grenades sur des palestiniens. 19 tranches de vie, 17 fragments guerriers, barbares, belliqueux, revanchards. Le dernier est science-fictif. Karl Glogauer à la fin des temps. Ou plutôt la fin d'un siècle de violences et de haines.
"Il regarda les ruines comme s'il les avaient connues toute sa vie, des ruines qui, comme lui, sont éternelles."
Chaque fragment est introduit par une longue citation historique, interfère avec une scène de coït et se voit conclu par un dilemme posé au lecteur, un "Que Feriez-Vous ?" volontairement absurde et dérangeant.
L'amateur de formes classiques trouvera l'assemblement passablement vain. "C'est là votre plus grande faiblesse, si je puis donner mon avis. Vous êtes des poètes ratés. La politique est le pire choix, pour des gens comme vous," déclare un personnage, page 85. Jacques Sadoul, qui détestait positivement Moorcock et toutes les formes expérimentales, la S-F politique, la S-F éclatée, aurait pu tenir le même discours.
("Après tout, il existe des publications spécialisées pour l'avant-garde littéraire et des hebdos pour les tracts politiques, la S-F n'avait vraiment pas grand chose à voir avec tout cela," écrivait-il dans Univers 1981)
Par contre, l'amateur de cul-de-sacs narratifs et de défonce littéraire, l'amateur du grand kaleidoscope qui fonce et qui remue, droit dans le mur ou droit dans le crane, cet amateur là (et je me compte parmi ce nombre) appréciera pleinement ce roman cruel - moins fort en gueule (moins efficace aussi) que Voici L'Homme mais possiblement plus émouvant, plus touchant, bref, plus sensible.
Car La Défonce Glogauer, c'est d'abord l'histoire d'un homme-adolescent qui grandi, souffre et, au final, s'assume.
C'est ensuite le miroir subjectif d'un siècle qui sombre dans le chaos.
C'est enfin
l'exemple (mineur mais probant) d'une littérature qui essaye des choses pour le seul plaisir d'essayer des choses et d'en bousculer la routine.

La Défonce Glogauer, c'est donc le Moorcock que j'aime, le Moorcock terminal, celui qui jouait sans jalousie avec Jerry Cornelius, délirait sous acides et qui, l'année dernière (de quelle année ?), succomba d'un cancer du poumon.
Il avait 31 ans et après cela, il écrivit des choses, à mon avis, un petit peu moins percutantes.

2 commentaires:

Stéph a dit…

Ah ton papier m'a ramené de nombreuses années en arrière, le titre "Voici l'Homme" que tu évoques me rappelant furieusement quelque chose.
J'ai plongé dans l'enfer de mon grenier, farfouillé dans quelques cartons et en suis ressorti poussiéreux, courbaturé mais victorieux : j'avais remis la main sur un des tomes de l'anthologie de science-fiction "Histoires", dirigée entre autres par Gérard Klein.
Oui c'est bien dans le volume intitulé "Histoires divines" que j'avais lu il y a bien longtemps "Voici l'Homme" de Moorcock.
Du coup je l'ai relu (ce fut rapide du reste, un peu plus de 60 pages pour cette nouvelle), tout ému de voir que je me souvenais de ce récit (Alzheimer tu m'auras pas !).
Ça m'a aussi bien donné envie de trouver et de lire cette "Défonce Glogauer" dont tu causes, bien que je vois mal comment Karl Glogauer a pu en être le héros après "Voici l'Homme", où il prend la place du Christ en lieu et place du Jésus idiot congénital qu'il découvre lors de son voyage temporel.
Il finit quand même cloué sur une croix le Karl. À moins qu'il ait réellement ressucité le troisième jour ?
D'où ma question : est-ce vraiment le même personnage ou juste un nom "porte-manteau" qu'utilise Moorcock sans pour autant respecter une "continuité" entre les romans ? Parce qu'autant que je me souvienne, il n'était pas homo non plus dans "Voici l'Homme", mais maqué avec une psy adepte de sexe "déviant". Remarque, à la façon dont elle le traitait ça pourrait l'avoir fait virer sa cutille, c'est pas exclu.

Bon sinon, tant qu'à m'étaler chez toi, je profite de mon intervention ici pour te dire que je lis d'habitude très silencieusement mais avec grand plaisir tes articles.

ROBO32.EXE a dit…

très heureux d'avoir réveillé ce souvenir :)

de Voici L'Homme, il existe aussi une version "longue" - je veux dire : une version roman de 160 ou 200 pages, que l'on peut trouver (d'occasion uniquement, je crois bien) en Livre de Poche (fin années 70) ou bien chez L'Atalante (fin années 90)

quant à qui est le Glogauer de La Défonce Glogauer... j'imagine qu'il s'agit du Glogauer de Voici L'Homme, mais plus jeune de quelques années...
ou alors, il s'agit d'un autre Glogauer qui serait quand même Glogauer, sans l'être vraiment, mais un peu quand même.
Bref, un personnage de Moorcock !

Pour ce qui est de son homosexualité, je pense qu'il s'agit plutôt de bi-sexualité, exactement comme cela était le cas pour Jerry Cornelius
(qui apparait d'ailleurs en incognito dans La Defonce !)

Et concernant les commentaires, on peut s'y étaler, et même s'y endormir. Tant qu'on y ronfle pas !