Je venais de terminer la lecture d'un mauvais roman d'espionnage et je m'apprêtais à écrire un énième billet sur la série l'Exécuteur lorsque je me senti pris d'une drôle d'humeur. Quelque chose clochait et ce n'était pas un 33 tours des Revolting Cocks qui allaient me remettre sur la piste.
J'ouvre donc une Schulten Bräu 50 centilitres 75 centimes. Passe à Public Image Limited (Paris au printemps). Remarque un post La Louve Solitaire dans ma bloglist. Ouvre une autre Schulten. Décide alors de reporter l'Exécuteur à une date ultérieure.
La bière et les dissonances de Keith Levene m'évoquant bizarrement Raphaël Aloysius Lafferty, je me disais que c'était peut être le bon moment pour causer de cet alcoolique céleste, de ce réactionnaire occulte, de cet auteur de science fiction iconoclaste, honteusement boudé par le public (français, anglais, reste du monde) alors que la grande mode de l'époque était justement à la science-fiction iconoclaste.
"Normal. On entre pas facilement dans l'univers de Lafferty" déclarait Michel Demuth à Yves Fremion dans Actuel # 46 spécial Parano de septembre 74 avant de nous détailler quelques aspects farfelus du bonhomme :
Le texte est un bâtiment, la langue un échafaudage. Chaque appartement est un récit. Il suffit d'enfoncer un mur pour bouleverser les choses.
C'est la science-fiction vue comme la science de la fiction, cet infini de l'art narratif malheureusement trop tôt abandonné au profit du démembrement du corps du délit et de la labelisation en sous-genre réducteurs des quelques menus morceaux récupérés sur le cadavre.
La Science-Fiction.
"Dans cette ample structure, chaque chose avait sa raison d'être" écrit Lafferty dans Les Quatrièmes Demeures, son roman le plus fameux. "Un roman beaucoup plus intéressant que tout ce que l'on peut en dire" affirmait très justement Jacques Sadoul dans son Histoire De La Science-Fiction Moderne. Et notait aussi : "Il est à peu près impossible d'en résumer le thème en moins de mots que n'en compte le roman !"
Ce qui n'est pas tout à fait faux.
Chez Lafferty, chaque paragraphe cache une à deux subtilités. Sur les 270 pages que compte Les Quatrièmes Demeures en édition Opta, avouons que l'ensemble laisse entrevoir un sacré paquet de lignes à déchiffrer, à décoder, à digérer. Gaffe à ne pas choper la migraine - ce trouble intestinal du cervelet.
Car Lafferty pète la culture comme un champion dopé aux anabolisants pète la santé. Sa prose est une course à overdrive déclenché dans laquelle il se fait l'artisan précieux d'une littérature aussi primitive que fulgurante : l'auberge espagnole de la fiction.
Pourtant, Les Quatrièmes Demeures est aussi simple qu'un roman de Ron Goulart. C'est ni plus ni moins qu'un jeu de l'oie dont le pion se nommerait Fred Foley.
Fred Foley. Freddy Foley. Un individu insignifiant, journaliste de son état.
Lafferty, pendant ce temps, dégote une idée à la minute. Les Quatrièmes Demeures est la matrice d'un pavé de 6000 pages qui ne pourra exister que dans nos rêves éthyliques ou dans nos comas acides.
...Et peut être bien qu'il y est question à un moment ou à un autre de la fin du monde et du renouvellement de l'abonnement.
Bien entendu, j'imagine que certains lecteurs (la majorité ?) seront facilement désarçonnés en moins de 60 pages par ce gigantesque foutoir, par tous les manquements faits à la narration classique, par le malin plaisir que Lafferty semble prendre à se moquer de nos attentes, par sa manie de tout éluder, de ne jamais s'appesantir sur une scène et de s'échiner à raconter les choses de manière différente.
C'est un labyrinthe. On s'y paume. Beaucoup.
Mais le jeu en vaut la chandelle. Car Les Quatrièmes Demeures est un livre qui rayonne la créativité pure et exhale une sensibilité unique. Celle des parcours effectués à l'aveuglette.
Forcement : Lafferty était un explorateur fantasque ; "lâchez-moi dans une ville inconnue et en huit jours j'en aurai exploré à pied chaque centimètre carré."
Combien de lectures des Quatrièmes Demeures pour véritablement y récupérer et en intégrer l'essentiel ? Trois ? Huit ? Ou bien s'agit-il d'un chiffre incalculable ?
Essayez voir. Le bouquin vient justement d'être réédité en France. Il est l'heure de lui donner une nouvelle chance.
J'ouvre donc une Schulten Bräu 50 centilitres 75 centimes. Passe à Public Image Limited (Paris au printemps). Remarque un post La Louve Solitaire dans ma bloglist. Ouvre une autre Schulten. Décide alors de reporter l'Exécuteur à une date ultérieure.
La bière et les dissonances de Keith Levene m'évoquant bizarrement Raphaël Aloysius Lafferty, je me disais que c'était peut être le bon moment pour causer de cet alcoolique céleste, de ce réactionnaire occulte, de cet auteur de science fiction iconoclaste, honteusement boudé par le public (français, anglais, reste du monde) alors que la grande mode de l'époque était justement à la science-fiction iconoclaste.
"Normal. On entre pas facilement dans l'univers de Lafferty" déclarait Michel Demuth à Yves Fremion dans Actuel # 46 spécial Parano de septembre 74 avant de nous détailler quelques aspects farfelus du bonhomme :
"Quand tu rentre chez lui, gros choc : sa baraque est tapissée toute entière d'images de la Vierge et de Jésus, des centaines, des bondieuseries, des images de missel. Il y a un coté mystérieux chez lui, on suppose qu'il est marié comme l'annonce la plaque sur la porte, mais il est seul avec sa petite réserve de biere dans le réfrigérateur. Son bled se situe déjà un peu dans le Sud, avec ses maisons à colonnettes et le rocking-chair ou le hamac qui se balance. Il n'écrit que le matin, une heure ou deux, et il va se balader."L'année suivante, avec la traduction de Dangereuses Visions chez J'ai Lu, c'était Harlan Ellison, le pape de la New-Thing, qui informait le lectorat français du péril intellectuel que représentait Lafferty ... en laissant la parole au principal intéressé :
"Que peut dire un homme de lui-même ? Jamais les choses importantes. J'ai beaucoup bu pendant quelques années et y ai renoncé il y a six ans. Ça a laissé un vide : quand on abandonne la compagnie des buveurs les plus intéressants on renonce à quelque chose de pittoresque et de fantastique. Alors j'y ai substitué la science-fiction. Une chose que j'ai lue dans un des magazines m'a donné l'impression stupide que la science-fiction devait être facile à écrire. C'est faux, pour moi. Je n'ai pas été nourri de la chose comme la plus part des écrivains de ce genre semble l'avoir été."Mais Lafferty écrivait-il réellement de la science-fiction ? Tout au plus y ouvrait-il des brèches. Disons même qu'il en élargissait le champ des possibles. Un peu comme le Sladek de L'Effet Müller-Fokker, le Delany de Vice Versa ou encore le Moorcock de La Défonce Glogauer - mais pas exactement comme le Ballard de La Foire Aux Atrocités - (pour tracer une ligne imaginaire sur les back-links de ce blog) - Lafferty donnait à lire des hypothèses de fictions. Il expérimentait son chaos réfléchi sur un territoire balisé, mort-vivant, comme en animation suspendue : la littérature populaire - la littérature tout court - l'art. Les trois en un.
Le texte est un bâtiment, la langue un échafaudage. Chaque appartement est un récit. Il suffit d'enfoncer un mur pour bouleverser les choses.
C'est la science-fiction vue comme la science de la fiction, cet infini de l'art narratif malheureusement trop tôt abandonné au profit du démembrement du corps du délit et de la labelisation en sous-genre réducteurs des quelques menus morceaux récupérés sur le cadavre.
La Science-Fiction.
"Dans cette ample structure, chaque chose avait sa raison d'être" écrit Lafferty dans Les Quatrièmes Demeures, son roman le plus fameux. "Un roman beaucoup plus intéressant que tout ce que l'on peut en dire" affirmait très justement Jacques Sadoul dans son Histoire De La Science-Fiction Moderne. Et notait aussi : "Il est à peu près impossible d'en résumer le thème en moins de mots que n'en compte le roman !"
Ce qui n'est pas tout à fait faux.
Chez Lafferty, chaque paragraphe cache une à deux subtilités. Sur les 270 pages que compte Les Quatrièmes Demeures en édition Opta, avouons que l'ensemble laisse entrevoir un sacré paquet de lignes à déchiffrer, à décoder, à digérer. Gaffe à ne pas choper la migraine - ce trouble intestinal du cervelet.
Car Lafferty pète la culture comme un champion dopé aux anabolisants pète la santé. Sa prose est une course à overdrive déclenché dans laquelle il se fait l'artisan précieux d'une littérature aussi primitive que fulgurante : l'auberge espagnole de la fiction.
Pourtant, Les Quatrièmes Demeures est aussi simple qu'un roman de Ron Goulart. C'est ni plus ni moins qu'un jeu de l'oie dont le pion se nommerait Fred Foley.
Fred Foley. Freddy Foley. Un individu insignifiant, journaliste de son état.
"Toute sa vie, les gens avaient donné à Freddy Foley, qui ne demandait rien, des choses de valeur : cadeaux, pouvoirs, vies, mondes, secrets."Et voila Lafferty qui lui offre une fiction dont il est le héros - héros aussi absurde qu'improbable - exactement comme si Charlie Brown, transporté dans un roman de Raymond Chandler, se voyait confronté aux techniques modernes d'une magie noire de la révolution, du chaos et de l'ambition.
"Il se peut que tu sois assez bête pour arriver jusqu'au bout."Ainsi, lancé dans les cordes comme un vieux chiffon inutile, Freddy traque des mystères de série b, des ectoplasmes socio-politiques, des sociétés secrètes lénifiantes, des lieux sacrés terrifiants, renfermant en leur sein diverses bestioles magiques. Et tout cela sur la carte / territoire d'une Amérique down-to-earth, exactement la même que celle du American Gods de Neil Gaiman : un cliché qui prend vie et racine dans le fantasme.
Lafferty, pendant ce temps, dégote une idée à la minute. Les Quatrièmes Demeures est la matrice d'un pavé de 6000 pages qui ne pourra exister que dans nos rêves éthyliques ou dans nos comas acides.
"[...] nous avons eu une poignée d'hurluberlus qui croyaient que les mots et les phrases qu'on voit sur les gaufrettes formaient un code diabolique envoyé du Tibet par un génie du mal."Mais qu'importe les à-cotés, les fulgurances à la déjante furieuses, Freddy Foley poursuit son petit bonhomme de chemin. Il n'enquête pas à proprement parler, il est plutôt mis en présence des éléments qu'il doit combattre par la main invisible de l'auteur. Un mot se matérialise dans la poche de sa veste et lui donne rendez-vous avec la suite de ses aventure. Suivez la numérotation des pages. Le chemin est balisé mais, attention, il est semé d'embuches. Il ne suffit pas de plonger, il faut aussi savoir s'en imbiber. Concentration totale. Car si le héros est une marionnette, il est (oh !) la marionnette d'une folie lucide qui, entre chaque effet de manche, raconte quelque chose de profondément intéressant et d'implacablement puissant. Par exemple... les ambitions avortées... ou les révoltes inutiles... ou encore la décadence de la modernité...
...Et peut être bien qu'il y est question à un moment ou à un autre de la fin du monde et du renouvellement de l'abonnement.
Bien entendu, j'imagine que certains lecteurs (la majorité ?) seront facilement désarçonnés en moins de 60 pages par ce gigantesque foutoir, par tous les manquements faits à la narration classique, par le malin plaisir que Lafferty semble prendre à se moquer de nos attentes, par sa manie de tout éluder, de ne jamais s'appesantir sur une scène et de s'échiner à raconter les choses de manière différente.
C'est un labyrinthe. On s'y paume. Beaucoup.
Mais le jeu en vaut la chandelle. Car Les Quatrièmes Demeures est un livre qui rayonne la créativité pure et exhale une sensibilité unique. Celle des parcours effectués à l'aveuglette.
Forcement : Lafferty était un explorateur fantasque ; "lâchez-moi dans une ville inconnue et en huit jours j'en aurai exploré à pied chaque centimètre carré."
Combien de lectures des Quatrièmes Demeures pour véritablement y récupérer et en intégrer l'essentiel ? Trois ? Huit ? Ou bien s'agit-il d'un chiffre incalculable ?
Essayez voir. Le bouquin vient justement d'être réédité en France. Il est l'heure de lui donner une nouvelle chance.
3 commentaires:
Brillant billet qui donne bien envie de visiter Les quatrièmes demeures.
merci beaucoup Artie. Par contre, l'adresse web du nouvel éditeur de ces Quatrièmes Demeures semble ne plus fonctionner... : http://zanzibar-éditions.com
Heureux de voir que certains se souviennent encore du grand Raphaël Aloysius Lafferty !!!
"les quatrièmes demeures" c'est bien mais n'oubliez pas "Le Maître du passé" et "Autobiographie d'une machine ktistèque"
http://fr.wikipedia.org/wiki/Rapha%C3%ABl_Aloysius_Lafferty
http://listes.sf.pagesperso-orange.fr/lafferty/bio.htm
cordialement
alain
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