L'ENQUÊTEUR DES CANIVEAUX

FAITES DONNER LE CANNON, CURT CANNON
GALLIMARD / SÉRIE NOIRE # 524, 1959

Dans le billet du samedi 26 mars, j'évoquais la figure du detective privé clochardisé à travers le retour de Mike Hammer en 1962.
Résumé succin : "Plus de revolver. Plus de bonhomme. Plus rien qu'une épave, un clochard, une éponge à whisky."

Le detective privé clochardisé, voila qui, pour nos enqueteurs dur de chez dur, semble s'apparenter à une destinée extrêmement logique. Logique car dans son interprétation la plus classique, la plus clichée, la plus populaire aux yeux du public, le detective privé boit trop, traine ses guêtres dans les bas-fond de sa ville, y fréquente ainsi la lie de la société et revêt pour se fondre dans cette masse fangeuse une apparence peu ragoutante à l'aune des conventions petite-bourgeoises. Tronche mal-rasée et mastic trempé, regard voilé par des boissons fortement fermentées et nez en plusieurs endroits largement fracturé.
Rien de plus normal à ce qu'un jour ou l'autre donc, notre bonhomme en vienne à sombrer pour de vrai dans la misère.
La clochardisation revêt en cela l'allure d'un des deux terminus possibles à la carrière du privé - le second terminus étant celui du cimetière, veston en sapin massif enfoui sous six pieds de terre, et en attente d'une floraison de pissenlits.

Étrangement (mais est-ce si étrange que cela ?), la figure du detective privé devenu cloche imbibée n'a connue que très peu d'incarnations dans la littérature policière. En fait, passé Baroud Solo de Mickey Spillane, je n'en connais qu'une seule autre - plus belle, plus savoureuse, plus touchante. Il s'agit de celle qu'Evan Hunter (alias Ed McBain) donna à lire le temps d'une poignée de nouvelles et d'un court roman.
"J'ai les yeux bruns, mais ils sont tellement injectés de sang qu'on devine aussitôt le buveur de whisky. Et si je peux parfois passer pour un homme, c'est seulement parce que j'ai appartenu jadis à l'espèce humaine."
Les nouvelles parurent entre 1953 et 1954 dans le magazine Manhunt. Elles étaient signée Evan Hunter et mettaient en scène Matt Cordell, detective déchu vivant désormais dans les rues du Bowery, misérable quartier New Yorkais. Probable qu'on trouve quelques unes de ces nouvelles dans Suspense, la version française de Manhunt. Faudrait vérifier mais les exemplaires de cette revue Opta ne sont pas monnaie courante. On en trouvera en tout cas une poignée dans le récent recueil Le Goût de la Mort, compilations des premières nouvelles de Hunter / McBain.
Le roman connu par contre plusieurs traductions - ce qui le rend plus aisé à dégotter.
La première fut sortie en 1958 à la Série Noire. Titre : Faites Donner Du Cannon. Pseudonyme de l'auteur : Curt Cannon. Héros : Curt Cannon. Mais il ne faut pas se laisser abuser par cet artifice. Il ne s'agit là que de Matt Cordell camouflé sous une autre identité. Même quartier (le Bowery), mêmes habitudes (l'alcool sur un banc), même mode de vie (la cloche).
La seconde version suivie quelques années plus tard, aux Presses Internationales d'André Martel. C'est le numéro 26 de la collection Interpolice Jet. Le titre y est transformé en "Un Clochard Trop Curieux" mais Curt Cannon reste auteur-narrateur sur la couverture et dans les pages du roman.

Il existe enfin une dernière traduction, en poche J'ai Lu. Elle est bon marché, toute récente (2007) et reprend la version Hard Case Crime du roman - c'est à dire la dernière en date, celle revue et corrigée par Hunter himself sous le pseudonyme (désormais unique) de Ed McBain.
Dans les pages, Curt Cannon redevient Matt Cordell. Et le titre (I'm Cannon For Hire) se voit changé en un plus poétique The Gutter And The Grave. En France : Le Caniveau Pour Tombe. Pourquoi ce "pour" ? Le Caniveau et La Tombe sonnait-il moins vendeur ?
Vas-y comprendre quelque chose.
En tout cas, question vente, il ne vaudrait mieux pas qu'ils fassent trop les fiers, les mecs de chez J'ai Lu. Car les voila qui nous importaient la meilleure collection policière US du moment... pour tout bonnement la planter en 4 numéros top chrono.
Conséquence logique d'une présentation désastreuse. Aux États Unis, Hard Case Crime a droit à de sublimes couvertures, toutes signées par de grands noms de l'illustration à l'huile de pulp. Comme s'exclamait Mickey Spillane sur le site internet de l'éditeur : "one hell of a concept. Those covers brought me right back to the good old day."
En France, par contre, on est très con. Ou iconoclaste, au choix. On remplace Robert McGinnis et ses émules par du gros design ultra-minimaliste à couleur flashy et petit dessin étriqué en fond, façon éditions Fremok. Applaudissez bien fort : Il faut un certain talent pour se vautrer aussi majestueusement.
Et une gold-medal pour J'ai Lu, une !


Reste le bouquin. Dont je n'ai pas causé mais qu'importe. Il s'agit là d'un petit bijou et c'est tout ce qu'il est nécessaire d'écrire.
Ça frappe sec, c'est méchamment émouvant et on peut y voir rayonner cet art du dialogue dont Evan Hunter a toujours fait preuve, cette façon de faire converser ses personnages avec un naturel confondant, de rendre réel - presque palpable - le plus futile des échanges.

Et puis, avec 3 éditions disponibles sur le marché de la bouquinerie, vous n'avez plus aucune espèce d'excuse pour passer à coté de ce roman noir essentiel, simple comme un poche de gare et beau comme un canon.

4 commentaires:

Zaïtchick a dit…

D'accord avec toi.
On devrait pendre le dernier directeur de collection à couvertures minimalistes avec les tripes du dernier montage photoshop !

ROBO32.EXE a dit…

OUAIS !!! on monte un mouvement d'extrémistes de la vieille couv' à la papa puis on arpente les foires aux livres et autres conventions le couteau entre les dents !
ÇA VA SAIGNER !

DrBis a dit…

Rappelez-vous de cette collection Hachette d'imaginaire en poche, imprimée sur un papier qu'on n'oserait pas laisser dans ses gogues avec des fautes d'impression à chaque ligne et de dégoulinures de toshop en guise de couvertures… Bide sanglant. Ils ont embauché JJ Chaubin ensuite pour remonter le niveau, mais le mal était fait. Et pourtant, il y avait du bon ! (Hambly, Genefort, Brussolo…)
Quand on veut tirer sur les coûts…

ROBO32.EXE a dit…

Ah oui, la collection Abysses et ses couvertures... ses couvertures... euh... ouais, c'était queq'chose !

par contre, le papier, je le trouvais assez luxueux. Mais bon, moi, chuis pour le retour du PQ d'impression, façon buvard qui boit l'encre et dont on doit soi-même massicoter les cahiers pendant la lecture ;)