À LA SULFATEUSE !

CHARMANTE SOIRÉE, MICKEY SPILLANE
PRESSES DE LA CITÉ / UN MYSTÈRE # 75, 1952

Commençons par enfoncer une porte ouverte : Mickey Spillane n'a jamais fait dans la dentelle. La dentelle, il l'envoyait bouler dans les gencives de ses contemporains et s'en frottait les mains d'allégresse. Idem pour la finesse et la délicatesse. À la corbeille, la finesse et la délicatesse !
C'est loin d'être une évidence dans le cadre un peu flou du polar hardboiled (que certains s'imaginent à tort comme écrit par des brutes, pour des brutes) mais dans le cas de Spillane et de sa psychologie en deux tons, cela constitue une jolie lapalissade.
Pourtant, et malgré l'avis des exégètes de la chose (Raymond Chandler le qualifiait de "médiocre auteur comique," Michael Avallone le vouait aux gémonies), marquer Spillane de l’étiquette "homme des cavernes tambourinant sa machine à écrire" serait plus que réducteur.
Car l'homme a du style, exactement comme un boxeur a du punch. Son écriture est faite d'une suite de coups brusques - un jab par-ci, un uppercut par là - certains envoyés en l'air afin d'assurer l'ambiance, d'autres assénés en plein dans la cible histoire d’épater le clile et de lui en donner pour son fric.
De l'esbrouffe, certes, mais avec, à l'arrivée, un K.O. assuré.
À ce petit jeu, le Spillane des débuts, celui des 5 premières années d'écriture (de 47 à 52), celui d'avant la conversion aux témoins de Jéhovah, reste une valeur aussi sûre que l'immobilier en temps de crise.
Pour s'en convaincre, il convient de lire son chef d’œuvre, Dans Un Fauteuil (The Big Kill, en V.O. - titre repris et modifié par Frank Miller, son héritier le plus redevable, en The Big Fat Kill dans Sin City), mais rien n’empêche non plus de se vautrer dans ses œuvres les plus grotesques, que ce soit le sexuellement détraqué Fallait Pas Commencer (Vengeance Is Mine), ou ce Nettoyage Par Le Vide (The Long Wait) qui repeint en rose la Moisson Rouge d'Hammett...
..ou bien encore, crème boursouflée du pompeux emphatique, cette Charmante Soirée (One Lonely Night), roman jusqu'au-boutiste dans la démesure sanguinolente et dont l'auteur ruminera, tout au long de sa carrière, les quelques scènes clefs qui l'émaillent.

Inutile de magnifier l'ensemble. L'intrigue est bateau et le bateau prend l'eau de toute part. Mike Hammer enquête sur une cinquième colonne communiste conspirant en plein New-York. "La liberté d'expression," dixit notre homme, "c'est bien joli, mais il y a des choses qu'il vaudrait mieux arrêter avant qu'elles soient allées trop loin !"
On s'attend à une apologie du McCarthysme et on est loin, très loin, du compte. En 220 pages, Spillane nous fait la totale. 
Chez lui, c'est une constance mais ici, il dépasse son Everest personnel.
Everything but the kitchen sink, comme disent les anglo-saxons.
D'abord, il y a les ingrédients habituels. Le décor - New York, cet enfer à ciel ouvert qu'une pluie balaie sans répit - et les quelques visages amicaux qui le peuplent : le flic sympa, le journaliste utile et la secrétaire de Mike, Vera, ce canon de beauté ultime qui se réserve à son patron pour le mariage.
"J'avais connu et possédé bien d'autres femmes, mais celle-ci, qui depuis des années se gardait pour moi, était la perfection même."
Ensuite, il y a la viande et sa garniture. Un politicard ambigu. Des hommes de main patibulaires. Et une femme fatale qui joue les appâts charnels avant de se faire corriger par le héros, dans les règles de l'art.
"Une femme nue et une ceinture de cuir... Je regardai un instant son ventre plat creusé par la terreur sans nom qui rosissait son corps des pieds à la tête et soulevait rythmiquement ses jolis seins fermes, que gonflait une effroyable excitation... Une femme nue et une ceinture de cuir. Une fille magnifique qu'avait effleuré la main du diable."
Jusque là, tout va bien. Arrivent enfin les épices.
Le prélude au massacre et le festin de plomb qui s'en suit.
Comme à chaque fois, Vera se fait kidnapper et Mike se fout en rogne. "Je sentais couler dans mes veines le plaisir anticipé de faire de la viande morte avec tous ces salauds." Et d'avouer son amour immodéré de la boucherie généralisée : "Oui, il y avait une certaine volupté dans le fait de bouziller à coups de grenades, à coups de poing, à coups de machette [...]"
Comme il se doit, le big bouzillage a lieu lors du sprint final mais surpasse cette fois-ci toutes les prévisions, toutes les attentes du lectorat. 
C'est une hallucinante montée de fièvre qui voit Mike Marteau se transformer en fou homicidaire armé d'une sulfateuse découpeuse de membres et qui anticipe, en plus brutal, en plus sauvage, en moins marrant, les exactions para-militaires des Exécuteurs, Punisseurs et Marchands de Mort à venir.
"Et ce maudit rictus s'étalait toujours sur mon visage lorsque je sentis craquer sa colonne vertébrale et que l'horrible tension céda d'un seul coup, comme un arc bandé jusqu'à la rupture."
On le savait plutôt dérangé, le Mickey, mais on ne se l'imaginait pas aussi salement remonté envers l'ensemble de l'espèce humaine. Misanthrope de fête foraine qui se vautre pour la galerie dans le nauséeux au point de transformer sa Charmante Soirée en un opuscule existentialiste à l'usage des primitifs paranoïdes de la justice expéditive.
On comprend aisément qu'Ayn Rand soit tombée amoureuse de sa prose. Du premier chapitre (magnifique prologue, quasi indépendant du reste du bouquin) jusqu'à la dernière détonation, c'est bien la raison d'être de Mike Hammer que Spillane explore... et justifie, en bon proto-objectiviste qu'il était.
Derrière l'extermination de masse, sous les coulures d’hémoglobine, c'est l'histoire d'un taré qui passe à la confesse ("Peut-être n'étais-je rien de plus, à l’intérieur, qu'un monceau de pourriture ?"), se traîne dans la boue ("Peut-être naviguais-je déjà vers l'égout, avec toute la pourriture du monde ?") puis s'auto-purifie en tirant à vue.
L'intrigue peut vaciller sur sa maigre base, l’enquête peut tristement tourner en rond, l'essentiel réside dans cette démonstration de force, obtuse et bornée.
"Je vivais pour tuer, afin que d'autres puissent vivre. Je vivais pour tuer parce que mon âme était une chose endurcie qui prenait du plaisir à verser le sang des salopards dont le meurtre était l'argument suprême."
Et si le lecteur n'est jamais dupe, et si l'ensemble reste d'une incroyable grossièreté, rien n'estompe cette impression que, dans le genre du polar psychotique et sentencieux, du polar malade jusqu'au plus profond de ses tripes et presque fier de l'être, du polar de barbare mégalomane qui te chantonne sa geste en la rythmant au mortier, on ne fit jamais mieux que Mickey Spillane. 
Et Mickey, lui, ne fit jamais pire que ce Charmante Soirée. 
Ce qui, l'un dans l'autre, rend la chose aussi embarrassante qu'essentielle.

4 commentaires:

Kerys a dit…

Difficile de parler du style de Spillane avec des traductions Un Mystère, souvent foireuses voire immonde (j'ai lu un Peter Rabe transformé en bouillie pour chiens…) A moins que ce soit G. Morris Dumoulin !

ROBO32.EXE a dit…

Eh bien, sur le coup, c'est assez étonnant mais j'ai quelques Spillane en paperback US et, ayant pu comparer avec les Un Mystère traduits par GM Dumoulin, il n'y a pas à renauder, c'est extrêmement fidèle.
D'ailleurs, j'ai dans l'idée que d'avoir traduit du Spillane a énormément apporté au style (et aux thématiques) de Dumoulin.

Sinon, c'est lequel, le Peter Rabe transformé en bouillie de chiens ?
(faudrait que j'aille voir dans mes étagères, mais je crois bien que la plus part des Rabe étaient aussi traduits par Dumoulin...)

Anonyme a dit…

Ben moi je conseille à tous les amis de la poésie les 2 dernières pages de In the Baba, qu'on peut aussi voir comme une manifestation radicale du féminisme de l'époque (1973) et de l'auteur huh huh....
Patounet

Mister Gutsy a dit…

En tout cas, ça me donne vraiment envie de lire !