Certains écrivains sont hors-normes. Certains écrivains sont même trop pour un seul homme et Roger Maury l'avait certainement compris puisqu'il multipliait les pseudonymes sans se soucier d'une quelconque logique, autre que commerciale.
Car Roger Maury était un auteur commercial au sens le plus vulgaire du terme et pourtant, malgré cela, malgré aussi son air bonhomme, sa calvitie et son embonpoint bien franchouillard, Roger Maury était mystérieux et multiple, il était pur et improbable, il symbolisait à lui tout seul la médiocrité rayonnante du roman poubelle, la nazerie absolue élevée au rang d'art alimentaire, la bêtise crasse du scribouillard heureux de s'être enfermé dans le carcan d'un style pachydermique, au service d'histoires mille fois entendues et répétées, parsemant ses chef-d'oeuvres d'une idéologie bien réactionnaire et de quelques conceptions (sur les femmes et le sexe, principalement) aussi dépassées que ridicules.
Roger Maury, je l'imagine en quelque sorte comme le personnage de Belmondo écrivain dans le film Le Magnifique - mais sans le panache et avec plus de lourdeur.
Le type esseulé devant sa machine à écrire, épuisé par un trop grand nombre de romans où les même choses ont été ressassés et livrant pourtant, en fin de course, quelques séries d'histoires à la nullité rayonnante, presque folle, sortes de concentrés du meilleur du pire de toute une carrière à se la traîner dans les tranchées de la lumpen-littérature.
Maury débute au milieu des années 60, en pleine crise d'espionnite aiguë. A cette époque, le monde entier veut des histoires d'espions. Le monde veut du James Bond et la France du OSS et du Coplan. Alors, comme la bonne centaine de ses collègues francophones qui gagnait leur croûte dans le genre, Roger Maury en écrivit, du OSS et du Coplan.
Peut être était-ce par goût, va savoir.
Dans tous les cas, il en écrivit.
Il signait de son vrai nom aux éditions Albin Michel, collection Ernie Clerk (dit Le Judoka), et sous le pseudonyme de Jacky Fray aux éditions de l'Arabesque.
Ses intrigues ne sortaient pas de l'ordinaire et évoquaient (parfois d'une façon assez poussive) les sempiternels agents russes et chinois, français et américains qui s'entre-tuent pour des secrets d'inventions spatiales, de plans d'armements hi-tech et de formules chimiques diaboliques.
Pourtant, si la trame générale se montrait assez terne, Maury mettait un point d'honneur à se déchaîner la prose en une indigeste symphonie de mots.
Lorsqu'il écrivait, il se faisait ainsi le Ronsard et le Lamartine des récits d'espionnage et agitait ses personnages comme des pantins grandiloquents, leur faisant débiter des répliques aussi péremptoires que bouffonnes.
"Le paradis des chacals est dans le ventre des vautours ! " déclare sentencieusement Louis Dundee, le héros de Cerveau Pour Un Espion, à un vil arabe qui avait tenté de le doubler.
Quelques pages plus loin, il lance à un autre : "Je suis le seul de ma race, [...], la peur et le
remord ne sont pas des freins pour un homme tel que moi. Non que je sois meilleur ou insensé, mais parce que j'ai depuis longtemps perdu tout contact avec l'humain."
T'imagines le gars, au super-marché ou à la poste, sortir au caissier de pareils bobards ?
Et Roger Maury, qui n'avait véritablement honte de rien, de renchérir (nous faisant ainsi l'article de son héros) :"Dundee avait tué et tuerait sans doute encore. Protégé par son indifférence, il ne pouvait être choqué par le spectacle de la mort ; tout comme les entreprises toujours plus stériles des hommes, elle ne suggérait en lui ni émoi ni pitié. Pour ce monde insensé, le passé n'avait pas été une leçon et lui, épargné par un idéal qu'il était seul à connaître, ne faisait pas corps avec l'ensemble. Il avait donc tous les droits, même celui de détruire la gangrène qui souillait la pureté de son univers secret."C'est foncièrement grotesque, bien entendu, lourd comme du cassoulet aussi (rien de plus logique, notre homme habitait dans les environs de Toulouse), mais l'extrait résume parfaitement l'état d'esprit des premiers héros de Maury... et aussi celui de leur créateur.
Car dans son œuvre, Roger Maury semble aimer à se rejouer la publicité Charles Atlas devant un miroir. Il se transfigure à coup d'underwood en übermensch de papier, sans peur et sans pitié. Tout lui est possible et le monde n'est qu'un moustique face à sa volonté.
"Je suis un aventurier, un intriguant, un solitaire. Le sais-je moi-même ? Peut être ai-je l'esprit chevaleresque d'un redresseur de torts, ou peut être ne suis-je qu'un maniaque jaloux du bonheur d'autrui..." lance, dans Tout A Commencé A Hambourg, Bernard Perucci, dit Benny Pépé, même chose que Louis Dundee - c'est à dire un autre "avatar fictionnel de Roger Maury" - mais publié aux éditions de l'Arabesque et écrit sous le nom de Jacky Fray.
D'ailleurs, avec la fin de la collection Ernie Clerk chez Albin Michel, c'est ce dernier pseudonyme, Jacky Fray, qui va devenir la principale façade éditoriale de l'entreprise en maçonnerie littéraire Roger Maury.
Il pond 19 bouquins sous cet alias et, bien que l'on s'y cache parfois derrière les rideaux d'une fenêtre pour y trouver "l'espérance salvatrice d'une disparition fantomatique," l'ensemble stylistique s'y fait tout de même plus léger dans ses débordements de sève.
Notre homme apprend. Il travaille aussi avec d'autres auteurs maison : Roger Vlatimo, H.T. Perkins, Paul S. Nouvel.
Avec eux, il en vient à former un véritable rat-pack du spy-fiction populaire en provenance du midi de la France. Tous partagent la même conception de la litt' pop' - l'actualité au service d'un blockbuster fauché en 220 pages - et une formule s'y fait systématique : action à gogo !
Le quatuor (ou quintet, selon l'envie...) peaufine les recettes de l'espionnage à la chaîne de la fin des années 60. Vlatimo s'en sort souvent assez bien, Perkins et Nouvel sont en dents de scie mais valent parfois le détour. Maury, quant à lui, force un peu niveau arts martiaux.
Tsaï-sabaki, Shinzo-kuatsu, Maé-geri, Tsuki-age, Han-utchi-ken, Hiji-até, n'en jetez plus ! ce n'est qu'une petite séquelle de son passage chez Ernie Clerk.
Mais les modes sont ce qu'elles sont et début 1970, l'espionnage n'a plus le vent en poupe. Les collections se cachent pour mourir. L'Arabesque fout la clef sous la porte en 1971 mais Maury et ses potes fricotent déjà avec le flibustier de la presse à imprimer, le magnat de la filouterie sous couverture illustrée, j'ai nommé le grand André Guerber.
Ça magouille sec et les pseudonymes pleuvent.
HT Perkins se fait rééditer à tout va, Vlatimo bâcle du gros n'importe quoi. Maury, lui, soigne son entrée. Il garde le nom de Jacky Fray pour l'espionnage et se lance par ailleurs dans le polar de dur de chez dur sous celui de Dan Curtiss.
C'est d'ailleurs sous ce dernier pseudo qu'il signera son premier gros chef d'oeuvre populo-beauf, le multi-publié Du Plomb En Souvenir, véritable concentré de conneries viriles, pièce maîtresse du hard-boiled mogoloïdien émulant les pires travers de Mickey Spillane.
Parallèlement, il entre au Fleuve Noir avec Henri Trémesaigues (alias HT Perkins). Ils y bossent en duo sous le pseudonyme de Henri Trey et Maury, en solo sous son vrai nom. Probable qu'il était sacrement fier d'y retrouver la verve maladroitement pathétique de ses premières œuvres.
Dans tous les cas, il s'y fait plus sérieux. Le Roger Maury que j'aime pointe ailleurs.
(Freud verrait dans la phrase précédente certaines pulsions peu conventionnelles. Bordel ! Sautons plutôt une ligne car, comme le disait San Antonio, quand tu passes pour un con, passes vite.)
Révolution sexuelle oblige, donc, le lectorat abonné aux publications bas de gamme réclame plus de cul dans ses romans de chiottes. Maury continue ainsi les idioties made in Guerber en mélangeant à son racisme anti-arabes les passages porno que l'éditeur exige.
Par exemple, dans Tu Devras Trahir, un maghrébin "petit et noiraud, au regard fuyant et à la mine rapace," (soit, en quelque sorte, le maghrébin de base dans l'œuvre de Maury) viole une gonzesse... qui, finalement, se met à bien aimer ça, la salope !
"Elle ne sut même pas cacher, en baissant ses paupières, l'instant où le plaisir la toucha."
Pour Maury, qui s'affirme de plus en plus comme le Spillane français raté, taré et moderne, le filon semble tout trouvé.
Surtout que, comme un sale feedback distordu de la première moitié des années 50 revenant en plein dans la tronche des seventies libérées, la mode est à nouveau au sadisme sexuel forcé, au rut furieux forcené, au coït de mauvais goût non censuré.
La collection Les Soudards réveille la pornographie nazie en grand format. Le polar populaire ne se conçoit plus qu'en séries brigade des moeurs et police mondaine. Gérard de Villiers s'y fait une fortune et un empire avec ses gentils SAS mais niveau viol et violence, Roger Maury l'enfonce comme une motte de beurre en plein désert.
Fin 74, il devient donc l'auteur principal d'une toute nouvelle boite d'édition, Promodifa, véritable usine en recyclage de manuscrits et producteur suprême d'inepties sexoïdes.
En effet, chez Promodifa, chaque texte se voit repensé en un rudimentaire roman porno/action débile, en une série Z à la vulgarité aussi beauf que réjouissante. Les collections se nomment Warsex, Sexpionnage, Sexpense, Mysterotic ou Crac et les titres prouvent que l'on a bien affaire à de petits rigolos.
Le Klan Du Ku, La Came Isole, Un Beau Népalais, Femmes à Varier, Bombe à la Nana, etc. Le foirage est complet et le lecteur que je suis, comblé.
Roger Vlatimo y recopie ses Luc Ferran. J'imagine que Maury y replaçait en loucedé des bouts de ses romans Fleuve Noir parus dans les collections Feu et L'Aventurier (toutes deux disparues en 73) - mais cela reste à vérifier.
En tout cas, il s'y active comme un fou-furieux du clavier.
Une bonne soixantaine-dizaine de romans sous 7 pseudonymes différents dont Jacky Fray pour l'espionnage-porno, Jo Brix pour la guerre-porno, Luc Ovono pour l'aventure-porno et Dan Curtiss pour le polar-porno - ces deux derniers faisant parfois office (avec un autre alias, Bébé Guernica) de personnages principaux pour certains des bouquins.
Promodifa marque donc aussi bien l'apogée flambarde que la décadence terminale pour Roger Maury. En dix années de carrière, ses velléités de poétiser (façon charcutier-traiteur) l'espionnage se sont depuis longtemps estompées. Compressé en 180 pages gros caractères, son style se fait désormais aussi simple que grossier. Maury scribouille au kilomètre, il n'a plus le temps de fignoler, il se sent devenir un plumitif primitif.
Du coup, forcement, ses saloperies y gagnent en efficacité louf-dingue.
Caviardés de scènettes pornos tout droit sorties d'un esprit détraqué par les clichés les plus crétins de la fiction populaire (la virginité, la pureté, le viol consentant, etc), ses récits se font surtout de plus en plus vaseux et débilitants.
Et si l'auteur se donne parfois des tons vaguement goguenards ou gouailleurs (comme il était bien souvent de règle dans la litt' pop' des années septante), il semble écrire ses conneries avec un tel sérieux que ses textes en deviennent de véritables petites perles d'humour involontaire.
Il faut lire, par exemple, Pas Si Naif Au Sinai et ses arabes aux sexes boursouflés d'excroissances dégoûtantes, qui veulent défoncer tout ce qui passe et qui ressemble vaguement à une femme.
Il faut lire aussi ses Warsex, avec ses militaires qui, entre chaque fusillade, se tapent des nymphettes nymphomanes.
En fait, IL FAUT TOUT LIRE !
Puis se mettre à baver, l'air hagard et le cervelet en compote.
Malheureusement, en 78, l'aventure Maury s'arrête net. Ou presque. Le Fleuve Noir le lâche et Promodifa disparaît. Fini Jacky Fray, Jo Brix, Dan Curtiss. Fini Roger Maury.
Seul Luc Ovono reste en piste le temps d'une dizaine de bouquins érotiques pour la collection Frivole de chez Euredif.
Enchaînement logique.
A l'orée des années 80, après plus de trente ans d'un far west éditorial où toutes les modes se firent essorées à toutes les sauces, en long, en large et de travers, la littérature populaire pour mecs n'a plus les moyens de soutenir l'aberrante production des petites collections.
Gérard de Villiers et le Fleuve Noir trusteront désormais seuls le marché de la brute éduquée. C'est l'hégémonie du qualité certifiée et du normes bon français. Bref, c'est la fin d'une époque, celle des filous et des timbrés, des photocopieurs foireux et des illuminés du sous-produit.
Roger Maury, mercenaire désaxé à la plume tordue, passa donc à la trappe, comme tant d'autres.
On est en droit de le regretter, certes, surtout si l'on est fou et maso, comme moi, mais avec sa bonne cent-cinquantaine (je vous le fais à la louche, hein!) de bouquins produits, on a encore de quoi tenir un sacré moment.
Et ça, à mes yeux, c'est une perspective foutrement réjouissante.- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
PS : j'aimerai remercier les gens du forum à propos de littérature populaire pour les nombreuses informations partagées qui m'ont permit d'opérer le lien entre les divers pseudonymes de cet auteur (...et de quelques autres aussi...)
Et merci aussi à Herbulot, pour les 7 pseudonymes de Maury chez Promodifa (je le cite : "Maury=curtiss,Ovono,Bébé Guernica,Brix,Dundé,Fray ,W Finn") et à Bibouillou qui, dans le genre, en connait un sacré paquet !
D'ailleurs, si cet article (trop long) égrène trop de conneries, merci de me (les) rectifier dans les commentaires !
THE DESTROYER / L'IMPLACABLE # 1 - 5
Il y a 11 ans
5 commentaires:
De la tuerie atomique tes derniers posts, continue pendant que moi j'en fous plus une, j'te regarde.
Ouais, sexcellent tout ça.
- Lolo, espèce de voyeur !!! et quand t'aura fini de te palucher sur mes élucubrations, j'espère que tu te refoutra au boulot... la blogogosphere des cultures détraquées semble un peu vide sans toi (snif, c'est beau l'amour..)
- merci artie, très heureux de savoir que Maury t'a sexcité.
je viens de tomber sur "juif contre nazis" dans une brocante, ainsi qu'une caisse à bananes pleine de la collection Gerfaut... puis google me ramène ici...
QUELLE PROSE EXPERTE ! du beau boulot, mes félicitations :)
Merci beaucoup, cher ttrzz !
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